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The Lightship Le Bateau-phare

The Lightship Le Bateau-phare / 1985

Tragédie en haute mer

 

à Alain Philippon

 

 

 

Le Bateau-phare est un film noir, âpre, tendu, cru. Une tragédie sombre et éclatante qui allie sens du spectacle, intelligence du monde et plaisir de cinéma. C’est à la fois une œuvre d’une grande liberté formelle et de ton, et un film d’aventure et de divertissement pouvant toucher un assez large public, du cinéma métaphysique éblouissant et une mise en scène très rigoureuse et très physique.

 

Le Bateau-phare est la première réalisation de Skolimowski pour Hollywood, et il est assez insolite de constater que la totalité du film se déroule en dehors du territoire des États-Unis, en haute mer, entre Europe (l’Angleterre) et Amérique, dans un no man’s land qui lui permet de confronter d’une fort belle manière le ­cinéma européen au cinéma américain, la liberté de ton et d’invention du ­premier aux contraintes, impératifs du spectacle et codes des genres du second. Servi par un scénario superbe (d’après Feuerschiff, un roman de Siegfried Lens adapté par William Mai et David ­Taylor) auquel il a collaboré, Skolimowski convoque à bord du bâtiment, commandé par un capitaine d’origine allemande, des personnages-types du cinéma américain, des mauvais garçons, des gangsters. Le film agit comme une double métaphore : le bateau-phare comme îlot de résistance envahi par la fiction américaine, et comme monde de la loi et du devoir agressé par le crime, le mal. De cette confrontation jaillit la beauté du ­cinématographe. La force implacable de la mise en scène de Skolimowski, rugueuse, sans concession ; la rigueur tranchante de son montage ; son sens du cadre, acéré, aigu ; la virtuosité des ­déplacements et actions mêlant rigueur des traits, célérité des gestes, sauvagerie des actes ; le lyrisme de la musique de Stanley Myers en font une ascèse flamboyante.

 

L’action se passe entièrement sur un bateau-phare – immobile, arrimé en pleine mer, sa mission est d’alerter les autres navires du danger encouru dans les parages – commandé par le capitaine Miller. Il recueille trois étranges naufragés qui prennent l’équipage en otage et requièrent le départ du navire pour se rendre à un mystérieux rendez-vous. Unité de lieu, temps restreint (quelques heures), action minimale (l’enjeu est ­

de prendre la direction du bateau), ­personnages aux caractères bien trempés – le capitaine Miller (Klaus-Maria Brandauer), homme de devoir et de parole, magnifique d’obstination butée ; Alex Miller (Michael Lyndon, le propre fils du cinéaste), son fils, jeune désabusé, très distant de son père à qui il reproche un comportement passé trouble ; le docteur Caspary (Robert Duvall), sublime figure de gangster dandy, maléfique et séduisant ; Eddie, malfrat psychopathe, cruel et malsain ; Eugène, son frère, un gros truand, compulsif et violent, et tous les membres de l’équipage volontaires, travailleurs, têtus – font de ce film un opus particulièrement travaillé par les obsessions du cinéaste. Oppression du huis clos, monde isolé, contamination du mal, laideur du monde et des liens sociaux, rapports père/fils, honneur et devoir, respect de la loi et sa violation, esclavage et liberté sont les thèmes développés par le ­cinéaste avec une intelligence et une finesse rares. Économie de parole et d’action rythment le film qui nous montre avec brio et détermination farouche le comportement exemplaire d’un père, et héroïque d’un capitaine, qui ne cède pas une once de terrain au mal ; altier, incorruptible, sûr de ses choix, il affronte le docteur Caspary, brillant, éloquent, moqueur, diabolique. Miller est porté par la force de sa croyance au ­devoir, à la loi. Sa foi dans la droiture humaine est aussi impressionnante et atteint la même opacité butée que celle de Jeanne d’Arc face à ses juges. Il ne cédera pas, quoi qu’il arrive. Dans cet univers restreint, fixe, étouffant, anxiogène, il représente à la fois la figure du père roide, bienveillant – entaché par une faute surgissant de son passé – et celle de la loi pour Alex et pour son équipage face à celle de père malveillant et séducteur qu’incarne Caspary, qui entraîne au crime ses fils adoptés, Eugène et Eddie. Les scènes où Miller et Caspary se regardent, se toisent, se parlent sont symptomatiques de cet affrontement entre le bien et le mal, la loi et le crime. La grande intelligence de Skolimowski est de jouer avec le capital de sympathie que nous accordons à chacun des deux personnages : le capitaine bourru, ferme, peu disert, digne et hautain peut nous sembler désagréable tandis que le docteur, ironique, enjoué, brillant, bavard, d’une intelligence retorse peut nous séduire par ses discours sur le libre arbitre, la ­liberté et l’esclavage, la volonté de ne ­satisfaire que ses désirs. Magnifique ­séquence de discussion dans la cabine entre les deux hommes où tous les enjeux et la tension sont rendus à l’écran par les plans d’un crayon roulant à terre entre eux. Une autre très belle scène ­répond à cette dernière : Caspary entre dans la cuisine, appelant Eugène qui vient d’être tué par Nate et est couché sur le sol, tandis que le pot et la coupe de glace au chocolat abandonnés par le gros truand glissent au fil du tangage du bateau.

Cette œuvre au noir, vertigineuse par la violence hallucinante de certaines séquences – celle où Eugène tue l’oiseau de Nate le cuisinier, la vengeance sanglante de ce dernier, la séquence finale, d’une tension brute et sèche – nous livre une grande leçon de morale humaniste, une belle histoire de transmission. Un homme seul, incompris, injustement soupçonné de lâcheté – durant la ­Seconde Guerre mondiale, il commandait un destroyer de la marine américaine ; venu au secours d’un bateau en feu, touché par un sous-marin nazi, il donna l’ordre de poursuivre le sous-marin, abandonnant les naufragés dans la mer en flammes ; la cour martiale l’innocentera, lui donnant raison d’avoir accompli sa mission – maintient la loi, l’autorité, le sens du devoir contre les forces du mal. Il transmet à son fils et à son équipage ses valeurs. Son courage et sa dignité l’amènent dans la scène finale à se comporter en héros qui sacrifie sa vie pour que les valeurs humanistes et le sens de l’honneur l’emportent, pour se racheter du poids terrible que lui cause l’épisode dramatique de la guerre. Le capitaine meurt apaisé, libéré de sa culpabilité, dans les bras de son fils qui lui dit tout bas : « Papa ». Désormais, le fils peut être un homme, un père certainement.

Les difficultés de la filiation ; l’amour­/haine entre pères et fils, la transmission des valeurs, l’horreur de la société gangrenée par le mal, l’isolement dans un monde forclos, comme dans Travail au noir, la mécanique et la contamination du mal, la perversité et la monstruosité des êtres humains sont abordés avec pertinence et subtilité dans ce film sous haute tension. Pour que le droit et la morale l’emportent, il faut que l’équipage entier soit contaminé par le mal advenu à bord par l’irruption des malfrats, des anges de la mort. Ainsi du second au mécanicien, en passant par le bosco, le cuisinier et le fils du capitaine, tous sont gagnés par les pulsions de violence et deux passent à l’acte (Nate et Alex), mus certes par la volonté de libérer le navire, par la légitime défense – celle-là même qu’invoque Caspary en tête à tête avec Miller, lorsque Eddie tue le bosco –, mais aussi par la vengeance pour Nate. Pour que le bien advienne, il faut que le mal se répande, que tous les individus, sauf le capitaine, soient souillés par lui, qu’ils le commettent. Terrible drame, où s’affrontent deux conceptions de l’humanité, celle du devoir et de la transmission des valeurs contre celle du désir absolu et de la contamination du mal. Transmettre contre contaminer, tel est l’enjeu de ce huis clos qui a la grandeur d’une tragédie racinienne.

Jacques Déniel

 

Le Bateau phare un film de Jerzy Skolimowsky

États-Unis - 1985 - 1h29 - V.O.S.T.F.

Interprétation: Klaus Maria Brandauer, Michal Skolimowski, Robert Duvall, Arliss Howard, T1m Phillips, William Forsythe....

 

 

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