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Léon Morin prêtre de Jean-Pierre Melville

Figures de prêtres au cinéma

Léon Morin prêtre de Jean-Pierre Melville

 

Deux âmes à l’épreuve

 

Longtemps hanté par les événements et le poids de la Seconde Guerre mondiale, Melville est un cinéaste du conflit entre raison et foi, ou entre volonté et obligation.

 

Une petite ville de province pendant la guerre, occupée par l’armée italienne, puis allemande. La vie continue de s’y dérouler, avec ses difficultés et ses angoisses. Une jeune femme, Barny, qu’interprète la formidable Emmanuelle Riva, travaille dans un service d’enseignement par correspondance. Elle est correctrice et aime lire. Sympathisante communiste et athée, elle se donne pour défi de provoquer un prêtre par son rejet profond de la religion. Elle entre dans le confessionnal, mais décontenancée par l’attitude calme et très ouverte du prêtre – joué par un Jean-Paul Belmondo excellent et très séduisant –, elle consent à se rendre chez lui pour parler de la foi, et elle accepte les ouvrages qu’il lui conseille de lire.

 

On pourrait penser qu’avec ce film on est très éloigné du style de Melville, de ses idées sur le cinéma, de l’univers du film noir. Mais plusieurs éléments prouvent que Léon Morin, prêtre s’inscrit pleinement dans la filmographie de l’homme au Stetson. Ainsi la présence de la Seconde Guerre mondiale : le premier film de Jean-Pierre Melville, le Silence de la mer, ainsi que deux autres, Léon Morin, prêtre et l’Armée des ombres, se déroulent durant la guerre, période dramatique de l’histoire mondiale ; et l’on peut considérer sans craindre de se tromper que l’Armée des ombres, son chef-d’œuvre, est le centre brûlant de toute sa production. Dans ces trois films, la guerre est présente surtout par les sons et les paysages qui en définissent le fond temporel et le fond politique. Le silence des couvre-feux et le bruit des bottes de l’occupant sont les signifiants sonores du conflit. Le choix de mettre en scène la campagne comme lieu prégnant des combats renforce ce parti pris. Si elle est moins au centre de l’action dans Léon Morin, prêtre, la guerre y sévit durant tout le déroulement du récit ; même si elle semble souvent réduite à une toile de fond peu visible, elle occupe néanmoins une place importante du point de vue philosophique et spirituel. La forte personnalité du prêtre, ferme dans ses positions face aux attaques incisives de Barny, nous fait penser à la fois aux codes moraux et de conduite des résistants de l’Armée des ombres, et aux codes d’honneur des truands des films noirs du cinéaste.

 

Comme dans Quand tu liras cette lettre et le Silence de la mer, Melville se montre sobre, voire ascétique dans sa mise en scène. Les scènes sont brèves, tranchées et d’une rigueur qui laisse place à toute la force spirituelle et politique des échanges philosophiques entre Barny et Léon Morin. Le cinéaste focalise son attention sur les échanges verbaux de ses deux personnages ; il se préoccupe de la fluctuation de leur conscience, de leurs pulsions internes. Léon Morin et Barny développent, au fil de leurs conversations, une haute idée de la foi, bien sûr, mais bien plus encore de l’être humain. Comment, dans une période de guerre monstrueuse, de collaboration – patente ou larvée – d’hommes et de femmes, de stigmatisation des Juifs – ainsi le vieux professeur qui doit quitter la société où travaille Barny, étant donné les menaces qui pèsent sur les Juifs en territoire occupé –, un homme et une femme, par la force et la droiture de leur pensée et de leur comportement, résistent-ils à la déchéance du monde ? Que perdraient-ils tous deux, si Léon Morin aimait (physiquement) Barny ? Vraisemblablement, ils ne seraient plus que deux êtres qui s’aiment égoïstement, insensibles à la douleur du monde. Morin ne serait plus prêtre, il redeviendrait un homme ordinaire et Barny, une femme comme les autres. Leur amour perdrait de sa force spirituelle et ne s’afficherait plus comme l’insolente réponse catholique et humaniste face à la barbarie. Si la guerre permet la rencontre de cet homme et cette femme, elle leur donne surtout la possibilité de se définir comme résistants face à l’horreur et à la banalité triviale de la société française pendant la Seconde Guerre mondiale.

 

Si dans ses films noirs l’univers de Jean-Pierre Melville est un univers d’hommes, les trois films sur fond de guerre déjà cités, ainsi que les Enfants terribles, donnent aux femmes une place et une présence forte et déterminante pour le déroulement de l’action, et bien plus encore pour l’affirmation d’une ligne de conduite morale. Barny est, tout autant que Léon Morin, un personnage central du film. Emmanuelle Riva, naïve et rebelle, maladroitement manipulatrice, pleine de désir pour l’insolente beauté de l’ecclésiastique, est exceptionnelle de naturel et de grâce face à Jean-Paul Belmondo, prêtre aux réactions souvent non conformistes. Un prêtre cependant ancré dans la fermeté et la grandeur de sa foi qui lui permet d’être le confesseur, le psychologue, l’enseignant et le confident troublant, mais tout autant troublé, de cette femme qui s’oppose et résiste à ses certitudes intellectuelles.

 

Il est donc évident que ce qui intéresse ici Melville n’est pas en premier lieu la guerre, ni la position des personnages principaux face au conflit. La guerre est présente et agit sur les conduites (Barny : « Nos actions sont dominées par les circonstances »), mais elle n’a pas vraiment prise sur l’action. On aperçoit des troupes et des commandos d’officiers, on entend surtout des bruits de bottes, de chars… et plusieurs dialogues font référence à la situation. Mais Melville s’intéresse plus à l’âme humaine et au comportement des hommes qu’aux actes engendrés par la guerre.

 

La grande force de Léon Morin, prêtre est la rencontre absolue – sans la perte qu’entraînent nécessairement tout amour physique et les exacerbations du désir – entre deux êtres à la magnificence physique et spirituelle forte. C’est à la fois l’histoire d’un cheminement spirituel, la découverte progressive, par une âme simple, habitant le corps d’une jolie femme fière et insoumise, de l’un des sentiers qui conduisent vers la découverte du Dieu intérieur, et celle du maintien dans la certitude de sa foi d’un prêtre, porté par ses croyances et, paradoxalement, par ses doutes face à l’incarnation possible d’un amour humain fort et digne. Ce n’est pas entre sa foi et l’amour qu’il porte à Barny que le prêtre doit choisir, mais entre son vœu de chasteté et le désir qu’il ressent pour cette femme, entre un devoir et un appel.

 

La maîtrise du film réside dans la mise en scène implacable du cheminement de ces deux personnages. Une rigueur sobre, âpre, mêlée à une sensualité couvant sous la glace, mais brûlante, entoure les déplacements, les gestes et les dialogues. Rigueur et sensualité, on pense à Bresson. Léon Morin, prêtre, Quand tu liras cette lettre, le Silence de la mer, Un flic, voilà des films qui rapprochent fortement les deux cinéastes. Beauté de l’âme et des corps alliée à une mise en scène de l’épure sont les composants du « cinématographe ». En filmant le destin de ces deux êtres avec une haute idée morale du cinéma, Jean-Pierre Melville livre une œuvre d’une grande portée philosophique et spirituelle. Résister, nous dit-il, c’est justement faire que nos actes soient en accord avec nos pensées et non dictés ou dominés par les circonstances. En somme, Léon Morin, prêtre est une ode austère et flamboyante à un humanisme religieux.

Jacques Déniel

Léon Morin prêtre de Jean-Pierre Melville

France – 1961 – 1h57 d'après le roman de Béatrice Beckx

Interprétation: Emmanuelle Riva, Jean-Paul Belmondo, Irène Tunc, Nicole Mirel, Gisèle Grimm...

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