L’Étranger de François Ozon - 2025
L’Étranger un film de François Ozon
Adapter le roman L’Étranger d’Albert Camus semble presque relever du pari impossible. Après la belle et passionnante version de Luchino Visconti (1967) - détestée par la critique de l'époque de même que par les critiques actuels - , François Ozon, cinéaste très inégal (j’aime Une robe d'été (C.M - 1996 ), Gouttes d'eau sur pierres brulantes (2000) et Sous le sable (2000) s’attaque à un chef-d’œuvre de la la littérature.
Présenté à la Mostra de Venise 2025, son film tourné dans un noir et blanc de belle facture oscille entre transposition sobre et un cinéma rappelant la qualité française des années quarante. Son adaptation fluctue entre une certaine fidélité - l'indifférence et le manque de compassion humaine de Meursault - et une trahison patente par son manque d’ambition métaphysique et son interprétation du roman politiquement correcte. Adapter L’Étranger est une entreprise périlleuse: comment traduire en cinéma la sécheresse de la prose de Camus sans trahir sa vérité ? François Ozon, cinéaste souvent habile dans la stylisation, se laisse ici captiver par sa propre maîtrise. Ce qu’il filme n’est plus le monde, mais un dispositif. L’image, pourtant belle, est close sur elle-même et n’accueille ni le hasard ni la vie. Là où Camus écrivait dans la lumière, Ozon filme dans la pénombre du sens. Le réalisme moral du roman cède la place à un esthétisme glacé, où la caméra fige le réel au lieu de le révéler.
Le formalisme comme clôture du sens
Chez Camus, l’absurde jaillit du heurt entre l’homme et le monde. Chez Ozon, il se dissout dans une mise en scène qui ne laisse aucune porosité. Chaque plan, chaque geste semble voulu, pensé, dirigé. L’absurde n’est plus vécu, il est démontré. Bazin rappelait que le cinéma devait laisser les choses advenir : ici, tout est tenu à distance, organisé selon un schéma mental. Ozon filme des concepts là où Camus montrait des existences.
Benjamin Voisin incarne un Meursault abstrait, presque spectral. Le visage est impassible, mais sans profondeur ; le corps, présent mais inerte. L’acteur, prisonnier d’une direction glaciale, ne parvient jamais à rendre la densité d’un homme que le monde traverse sans qu’il le comprenne.
Le réel vidé de sa substance
Le soleil, la mer, la chaleur : autant d’éléments essentiels chez Camus, réduits ici à des effets d’atmosphère. Le film semble avoir peur du réel ; tout paraît contrôlé, fermé, presque désinfecté. L’Algérie n’est plus un espace vécu, mais un décor moral. On y perçoit la volonté de corriger Camus, de lui adjoindre une conscience politique que le roman, en 1942, laissait dans l’ombre.
L’antiracisme démonstratif et le commentaire post-colonial
Ce qui chez Camus relevait de la suggestion — l’indifférence à la mort de « l’Arabe », l’angle mort du colonial — devient chez Ozon un programme idéologique. L’Algérie filmée n’est plus celle d’un écrivain méditerranéen face à la lumière, mais celle d’un cinéaste contemporain soucieux de corriger l’Histoire. Cette sur-inscription politique trahit l’esprit du texte : au lieu de révéler l’ambiguïté morale du monde, elle impose un discours de parti pris d’antiracisme explicite comme un détournement du sens camusien.
L’amplification des figures féminines
Autre dérive : la volonté de donner plus de relief aux personnages féminins. Marie, la maîtresse de Meursault, se voit chargée d’une profondeur psychologique et sentimentale que Camus refusait.
Ces scènes, souvent bavardes, installent une émotion programmée qui rompt le ton du récit. L’absurde, qui suppose le silence et la distance, se trouve submergé par un drame sentimental. Ozon cherche sans doute à compenser la froideur du texte ; il n’y parvient qu’en altérant sa rigueur.
Une sensualité homo-érotique incongrue
Le cinéaste introduit par ailleurs une tension homo-érotique diffuse — entre Meursault et certains personnages masculins, dans des regards, des gestes, une proximité étudiée. Ce motif, familier du cinéma d’Ozon, trouve ici peu de nécessité. L’absurde devient prétexte à une exploration du désir que rien ne justifie du point de vue dramaturgique. Là où Camus décrivait la nudité morale d’un homme face à la lumière, Ozon ajoute une sensualité artificielle, presque décorative : le corps filmé comme signe ajouté, ornement esthétique sans nécessité ontologique.
Le contresens esthétique
Tout cela aboutit à un film qui veut dire trop. Ozon surcharge Camus d’intentions : politiques, sociales, sexuelles, esthétiques. Le résultat est une œuvre lourde, refermée sur sa propre conscience morale, qui oublie l’essentiel : L’Étranger n’est pas un manifeste, mais une expérience existentielle nue. La fidélité à Camus ne réside pas dans l’illustration ou la correction, mais dans le courage de filmer la lumière sans explication.
L’Étranger selon François Ozon est un film d’orfèvrerie poli, pensé et maîtrisé mais sans souffle. Sous le vernis d’intelligence, on ne trouve plus ni vie, ni mystère, ni réel. Le cinéaste n’adapte pas Camus, il le commente. Et le cinéma, lorsqu’il parle à la place du monde, perd à la fois le monde et le cinéma.
Jacques Déniel
L'ÉTRANGER de François Ozon
France - 2025 - 2h03
Interprétation: Benjamin Voisin, Rebecca Marder, Pierre Lottin, Denis Lavant et Swann Arlaud...