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  • L'Etranger de Luchino Visconti - 1967

    L’Étranger de Luchino Visconti 
     
    La première fois que j'ai vu L'Étranger de Luchino Visconti, adapté du roman d'Albert Camus, au Festival du Film de La Rochelle, j'ai été déçu. Sans doute le fait que Marcello Mastroianni interprétait Meursault me gênait. J'aurais préféré que le rôle de ce personnage soit confié à Alain Delon, plus froid et minéral que le grand acteur italien. Puis, lorsque Martine Jolly, enseignante de littérature et membre du C.A. cinéma Jean-Vigo, me proposa de présenter le film, elle sut me convaincre que le film était plus intéressant que je le pensais. Lors de cette deuxième vision au Cinéma Jean-Vigo, suivie de l'excellente analyse de Martine, je compris que le film était une œuvre de premier plan.
     
    Alger, 1935. Un modeste employé, Meursault, enterre sa mère sans manifester le moindre sentiment. Le lendemain, il se lie avec une jeune collègue, Marie, puis reprend sa vie de toujours, monotone, qu’un voisin, Raymond, vient perturber. Un dimanche, sur une plage, il tue un Arabe, qui semblait harceler Raymond depuis plusieurs jours…
     
    Visconti, dans L’Étranger, ne trahit jamais Camus. Il en épouse la lumière, la sécheresse, la fatalité. Toutes les scènes, sauf une, furent tournées en Algérie, dans ces lieux mêmes où Camus vécut, où le soleil écrase les hommes et rend toute émotion dérisoire. La caméra de Giuseppe Rotunno capte cette blancheur brûlante, ce halo immobile qui enferme les personnages comme dans une cage de chaleur.
     
    Ce qui m’avait d’abord dérangé chez Mastroianni, c’est justement ce que Visconti cherchait : une humanité qui ne soit ni froide ni héroïque, mais passive, presque tendre. Mastroianni ne compose pas un Meursault de pierre, mais un Meursault d’abandon. Son visage porte l’ombre d’une lassitude méditerranéenne, cette douceur sans illusion qui rejoint en silence la pensée de Camus.
     
    Visconti, aristocrate du désenchantement, filme moins un meurtre qu’une révélation : celle d’un homme à qui tout échappe, sauf la lumière. L’Algérie devient ici personnage, miroir du déracinement. La mer, les rues aveuglées, le procès, tout respire cette tension entre la vie et la conscience du réel. Et la musique de Piero Piccioni, avec sa lenteur presque suspendue, prolonge cette impression d’éveil douloureux, comme si le film refusait la résignation.
     
    Anna Karina, solaire et fragile, incarne la joie que Meursault effleure sans jamais la retenir. Bernard Blier, Georges Wilson, Bruno Crémer et les autres composent un cortège d’hommes ordinaires, plus absurdes encore que le crime lui-même.
     
    L’Étranger apparaît comme l’une des œuvres les plus secrètes de Visconti. Un film qui refuse le spectaculaire, qui s’enferme dans le silence intérieur d’un homme, mais pour mieux en révéler la clarté. Camus écrivait :  Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. 
    Visconti, lui, semble répondre : Aujourd’hui, le monde est là, éclatant et nu.
     
    Jacques Déniel
     
    L’Étranger  (Lo Straniero)
    Scénario  Luchino Visconti, Suso Cecchi D’Amico, Georges Conchon, Emmanuel Roblès, d’après le roman d’Albert Camus
    Image Giuseppe Rotunno
    Musique Piero Piccioni
    Montage Ruggero Mastroianni
    Interprétation: Marcello Mastroianni, Anna Karina, Bernard Blier, Georges Géret, Georges Wilson, Bruno Crémer, Jacques Herlin...
     

  • L’Étranger de François Ozon - 2025

    L’Étranger un film de François Ozon
     
    Adapter le roman L’Étranger d’Albert Camus semble presque relever du pari impossible. Après la belle et passionnante version de Luchino Visconti (1967) - détestée par la critique de l'époque de même que par les critiques actuels - , François Ozon, cinéaste très inégal (j’aime Une robe d'été (C.M - 1996 ), Gouttes d'eau sur pierres brulantes (2000) et Sous le sable (2000) s’attaque à un chef-d’œuvre de la la littérature.
     
    Présenté à la Mostra de Venise 2025, son film tourné dans un noir et blanc de belle facture oscille entre transposition sobre et un cinéma rappelant la qualité française des années quarante. Son adaptation fluctue entre une certaine fidélité - l'indifférence et le manque de compassion humaine de Meursault - et une trahison patente par son manque d’ambition métaphysique et son interprétation du roman politiquement correcte. Adapter L’Étranger est une entreprise périlleuse: comment traduire en cinéma la sécheresse de la prose de Camus sans trahir sa vérité ? François Ozon, cinéaste souvent habile dans la stylisation, se laisse ici captiver par sa propre maîtrise. Ce qu’il filme n’est plus le monde, mais un dispositif. L’image, pourtant belle, est close sur elle-même et n’accueille ni le hasard ni la vie. Là où Camus écrivait dans la lumière, Ozon filme dans la pénombre du sens. Le réalisme moral du roman cède la place à un esthétisme glacé, où la caméra fige le réel au lieu de le révéler.
     
    Le formalisme comme clôture du sens
    Chez Camus, l’absurde jaillit du heurt entre l’homme et le monde. Chez Ozon, il se dissout dans une mise en scène qui ne laisse aucune porosité. Chaque plan, chaque geste semble voulu, pensé, dirigé. L’absurde n’est plus vécu, il est démontré. Bazin rappelait que le cinéma devait laisser les choses advenir : ici, tout est tenu à distance, organisé selon un schéma mental. Ozon filme des concepts là où Camus montrait des existences.
     
    Benjamin Voisin incarne un Meursault abstrait, presque spectral. Le visage est impassible, mais sans profondeur ; le corps, présent mais inerte. L’acteur, prisonnier d’une direction glaciale, ne parvient jamais à rendre la densité d’un homme que le monde traverse sans qu’il le comprenne.
     
    Le réel vidé de sa substance
    Le soleil, la mer, la chaleur : autant d’éléments essentiels chez Camus, réduits ici à des effets d’atmosphère. Le film semble avoir peur du réel ; tout paraît contrôlé, fermé, presque désinfecté. L’Algérie n’est plus un espace vécu, mais un décor moral. On y perçoit la volonté de corriger Camus, de lui adjoindre une conscience politique que le roman, en 1942, laissait dans l’ombre.
     
    L’antiracisme démonstratif et le commentaire post-colonial
    Ce qui chez Camus relevait de la suggestion — l’indifférence à la mort de « l’Arabe », l’angle mort du colonial — devient chez Ozon un programme idéologique. L’Algérie filmée n’est plus celle d’un écrivain méditerranéen face à la lumière, mais celle d’un cinéaste contemporain soucieux de corriger l’Histoire. Cette sur-inscription politique trahit l’esprit du texte : au lieu de révéler l’ambiguïté morale du monde, elle impose un discours de parti pris d’antiracisme explicite comme un détournement du sens camusien.
     
    L’amplification des figures féminines
    Autre dérive : la volonté de donner plus de relief aux personnages féminins. Marie, la maîtresse de Meursault, se voit chargée d’une profondeur psychologique et sentimentale que Camus refusait.
    Ces scènes, souvent bavardes, installent une émotion programmée qui rompt le ton du récit. L’absurde, qui suppose le silence et la distance, se trouve submergé par un drame sentimental. Ozon cherche sans doute à compenser la froideur du texte ; il n’y parvient qu’en altérant sa rigueur.
     
    Une sensualité homo-érotique incongrue
    Le cinéaste introduit par ailleurs une tension homo-érotique diffuse — entre Meursault et certains personnages masculins, dans des regards, des gestes, une proximité étudiée. Ce motif, familier du cinéma d’Ozon, trouve ici peu de nécessité. L’absurde devient prétexte à une exploration du désir que rien ne justifie du point de vue dramaturgique. Là où Camus décrivait la nudité morale d’un homme face à la lumière, Ozon ajoute une sensualité artificielle, presque décorative : le corps filmé comme signe ajouté, ornement esthétique sans nécessité ontologique.
     
    Le contresens esthétique
    Tout cela aboutit à un film qui veut dire trop. Ozon surcharge Camus d’intentions : politiques, sociales, sexuelles, esthétiques. Le résultat est une œuvre lourde, refermée sur sa propre conscience morale, qui oublie l’essentiel : L’Étranger n’est pas un manifeste, mais une expérience existentielle nue. La fidélité à Camus ne réside pas dans l’illustration ou la correction, mais dans le courage de filmer la lumière sans explication.
     
    L’Étranger selon François Ozon est un film d’orfèvrerie poli, pensé et maîtrisé mais sans souffle. Sous le vernis d’intelligence, on ne trouve plus ni vie, ni mystère, ni réel. Le cinéaste n’adapte pas Camus, il le commente. Et le cinéma, lorsqu’il parle à la place du monde, perd à la fois le monde et le cinéma.
     
    Jacques Déniel
     
    L'ÉTRANGER de François Ozon 
    France - 2025 - 2h03
    Interprétation: Benjamin Voisin, Rebecca Marder, Pierre Lottin, Denis Lavant et Swann Arlaud...
     

  • Le Voyage de la peur (The Hitch-Hiker - 1952)

    Le Voyage de la peur

     

    Le Voyage de la peur (The Hitch-Hiker) commence par un avertissement écrit sur le générique du début du film : Voici l’histoire vraie d’un homme, d’une arme et d’une voiture, L’arme appartenait à l’homme, la voiture aurait pu être la votre ou celle du jeune couple d’àc côté. Les 70 minutes qui vont suivre, vous auriez pu les vivre. Car ces faits sont véridiques. Puis suive des plans secs et rapides qui cadres des partis du corps – jambes qui marchent, bras armé – d’un auto-stoppeur qui tue ceux qui le prennent à bord de leur véhicule. Des cris retentissents dans la nuit.

    Commence alors le voyage de deux amis qui partent pêcher, le ton est léger, presque pastoral. Ils n’ont pas connaissance des informations au sujet de ce meurtrier. C’est le signal que le naturel va céder à l’angoisse. Nous comprenons que nous ne sommes plus dans un film d’aventure mais dans un road-movie qui vire au cauchemar routier où chaque virage peut être fatal, mortel.



    Tourné en 1952 pour une sortie en 1953, Le Voyage de la peur est produit avec un budget modeste, tourné en grande partie en extérieur dans les étendues désertiques de Californie (près de Lone Pine) et autour de routes isolées. Avec son décor de désert aride, sa voiture en mouvement et son huis-clos roulant, le film quitte les décors urbains typiques du film noir pour installer sa tension dans l’immensité hostile. Le réalisateur de la photographie, Nicholas Musuraca, signe un travail d’ombre et lumière qui impose une ambiance claustro-extensive en filmant des vastes paysages alliés à un confinement mécanique étouffant.



    Le canevas est simple deux hommes ordinaires, un auto-stoppeur, et la route comme champ d’expérimentation terrifiant. La force du film réside dans ce minimalisme redoutable. Le récit progresse de manière extrêmement directe, sans digressions inutiles. En soixante et onze minutes, la cinéaste utilise avec un grand sens de l’efficacité et de l’épure chaque plan de son film. Le scénario se focalise sur la dynamique entre les trois personnages : les deux amis Roy Collins et Gilbert Bowen et le tueur Emmett Myers. Aucun personnage superflu, aucune sous-histoire pour ralentir l’élan.



    Le tempo est mesuré et tendu : le danger ne surgit pas subitement, il se crée, s’installe, s’amplifie. Le piège se referme, et l’angoisse s’installe non pas par des scènes d’action frénétiques, mais par les échanges de regards, des silences, des cadrages serrés. Un des traits majeurs du film est sa mise en scène épurée mais efficace. Aucun artifice inutiles ; ce sont les lieux, la lumière, les visages qui composent le décor de l’angoisse. Le film transpose une mécanique de film noir dans un cadre non urbain : routes, désert, voiture. Le contraste entre l’infini désert et l’habitacle clos de la voiture produit une double sensation de liberté et d’enfermement.



    Le plan où la caméra passe de l’extérieur de la voiture à l’intérieur, révélant Myers dans l’ombre arrière signifie le retournement du voyage, du banal au menaçant. • Les protagonistes ne sont pas des héros d’action. Ce sont deux hommes en week-end, deracinés, pris au piège.. Le tueur n’est pas non plus présenté comme un génie machiavélique, mais comme un déséquilibré au calme glaçant, ce qui le rend d’autant plus effrayant. L’ordinaire contre l’inhumain. Ce réalisme cru amplifie l’angoisse.



    Le motif des road-movies, du voyage est souvent synonyme de liberté, d’aventure, de découverte. Dans ce film, le voyage se mue en fuite, la route en prison. La voiture, au lieu de porter vers un but, devient un instrument de menace. Cette inversion est visuelle, narrative, symbolique. Le paysage désertique, qui pourrait être libérateur, devient hostile, vide, sans repère. Le voyage, c’est perdre le contrôle. Le paradoxe du film tient dans cette union de deux éléments opposés : l’immensité du décor et l’étroitesse de l’espace vécu (la voiture). Cela crée une tension constante. Le climat de menace s’installe dans ce mélange de mouvement et d’incapacité à s’échapper. L’angoisse monte.



    Les trois acteurs principaux assurent un équilibre essentiel. William Talman dans le rôle de Myers est particulièrement marquant : son sourire, son œil toujours ouvert, sa présence silencieuse font de lui un antagoniste mémorable. Quant à Edmond O’Brien (Roy) et Frank Lovejoy (Gilbert), ils incarnent les “mécaniques” du film noir : l’homme sous pression, l’homme ordinaire poussé à bout. Leur relation est simple mais crédible : l’amitié mise à l’épreuve. Le film ne cherche pas à développer chaque personnage en profondeur. Il se concentre sur leurs réactions, leurs émotions – la peur, la fatigue, l’impuissance. Ce qui ajoute à la densité dramatique.



    The Hitch‑Hiker est un thriller à l’état pur : épuré, tendu, sans concession. Il prouve qu’avec peu – trois personnages, une voiture, une route, un désert – on peut créer une expérience cinématographique forte, visuellement et psychologiquement. La mise en scène d’Ida Lupino combine maîtrise technique et sens dramatique pour transformer l’ordinaire en un piège, la route en cauchemar. Le film reste impressionnant par sa capacité à faire monter la tension sans effets artificiels, par sa durée maîtrisée, par sa cohérence.



    Jacques Déniel



    • États-Unis1952

    • Réalisation : Ida Lupino

    • Scénario : Collier Young, Ida Lupino, Robert L. Joseph

    • Image : Nicholas Musuraca

    • Montage : Douglas Stewart

    • Musique : Leith Stevens

    • Producteur(s) : Collier Young

    • Interprétation : Edmond O'Brien (Roy Collins), Frank Lovejoy (Gilbert Bowen), William Talman (Emmett Myers), José Torvay (Cpt. Alvarado)...