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  • Dossier 137 de Dominik Moll

    Dossier 137 de Dominik Moll

    Coupable, forcément coupable



    Un voyage vers la colère

    Paris, 8 décembre 2018. La famille Girard, originaire de Saint-Dizier en Haute-Marne – ville en difficulté économique malgré l’implantation de la BA 113, dotée du chasseur Rafale, fleuron technologique de l’armée de l’air – se rend à Paris pour participer à une manifestation du mouvement des Gilets jaunes. Détendus et calmes, la mère, ses deux fils, sa fille et son compagnon Rémy chantent avec entrain Siffler sur la colline, de Joe Dassin, durant leur trajet vers la capitale. Malheureusement, le fils aîné, Guillaume, 20 ans, est grièvement blessé par un tir de LBD en pleine tête, tandis que Rémy est arrêté puis condamné à trois mois de prison.



    Moll face aux violences policières

    Avec cette huitième fiction, Dominik Moll, réalisateur intéressant mais jamais totalement convaincant, décide d’aborder le sujet des violences policières. Il suit l’enquête menée par Stéphanie, commandant de police à l’IGPN(1), interprétée par Léa Drucker, une nouvelle fois juste et remarquable. Servi par une mise en scène sèche et rigoureuse, par des cadres au cordeau, par la belle lumière du chef opérateur Patrick Ghiringhelli et par un montage ingénieux et captivant, le film s’impose comme un polar tendu et nerveux.



    Une œuvre politique fragile

    C’est également une œuvre politique ambiguë qui aurait pu être précise et nuancée, mais qui se trouve, selon moi, desservie par les biais idéologiques de son réalisateur : la police y est présentée comme violente envers les manifestants et les habitants des banlieues, et comme bénéficiant d’une forme d’impunité en raison du poids de ses syndicats et de la volonté supposée des autorités politiques et judiciaires de minimiser ces faits.

    Les bavures existent et sont parfois reconnues. Des policiers sont incarcérés, et l’affaire Nahel en est une illustration, même si elle demeure très controversée. Mais la police peine également à assurer la sécurité, l’ordre et le calme républicain, notamment faute de soutien suffisant.

    La faiblesse d’un récit

    Dommage que la belle facture cinématographique de Dossier 137 soit affaiblie par quelques phrases appuyées visant la police, les élites économiques ou les autorités. La faiblesse du film tient surtout à une scène peu crédible, véritable coup de force scénaristique : la présence, derrière une fenêtre du troisième étage d’un grand palace, d’une femme de chambre noire qui a filmé la scène et permet d’étayer l’accusation.

    Le coup de force scénaristique a toujours pour fonction de servir une démonstration. Pourtant, la force et la subtilité d’un récit, la multiplicité des points de vue et une mise en scène attentive à révéler le réel devraient suffire. Dommage : il semble difficile pour Dominik Moll de passer du statut de réalisateur à celui de cinéaste.

    Jacques Déniel

     

    (1) IGPN : Inspection générale de la Police nationale.Service du ministère de l’Intérieur chargé de contrôler l’action des policiers, d’enquêter sur les manquements éventuels et de veiller au respect de la déontologie au sein de la police nationale.

     

     

     

    Dossier 137 de Dominik Moll

    France – 2025 – 1h55

    Interprétation: Léa Drucker (Stéphanie), Théo Navarro-Musy (Mickael Fages), Théo Costa-Marini (Arnaud Lavallée), Valentin Campagne (Rémi Cordier) Guslagie Malanda (Alicia Mady) Stanislas Mehrar (Jérémy), Côme Peronnet (Guillaume Girard), Mathilde Riu (Sonia Girard), Jonathan Turnbull (Benoît Guérini)…



    Sortie en salles le mercredi 19 novembre 2025

  • Gilda un film de Charles Vidor,

    Gilda un film de Charles Vidor,

    L’éclat noir d’une passion captive



    On réduit souvent Gilda à une image : Rita Hayworth, gant noir, sourire assuré, faux abandon. On oublie ainsi le film, sa rigueur discrète, et surtout la manière dont Charles Vidor construit autour de cette figure lumineuse un espace qui ne cesse de la contraindre. Gilda n’est pas un triomphe de glamour : c’est une histoire de forces qui s’observent, se jugent et s’épuisent.

    Ce qui frappe d’abord, c’est la manière dont le film inscrit son intrigue dans une sorte de clair-obscur moral. L’Amérique du Sud n’y est qu’un décor vaguement exotique ; ce qui s’y joue appartient au film noir le plus classique : ombres persistantes, visages pris au piège, dialogues qui esquivent plus qu’ils n’éclairent. Johnny Farrell, narrateur trop assuré de sa propre version des faits, avance comme s’il connaissait déjà les issues — mais c’est précisément son erreur. Le film ne cesse de contredire son regard.

    Gilda apparaît alors non comme une femme fatale, mais comme la cible mouvante d’une série de projections masculines. Hayworth lui donne une présence que le film accompagne sans jamais la figer : une femme que l’on regarde avant de l’écouter, et qui finit par jouer avec cette évidence pour se défendre. Derrière son insolence affichée, il y a une fatigue, presque une lassitude : celle de devoir sans cesse composer avec les récits que les hommes écrivent à sa place.

    Le triangle qu’elle forme avec Johnny et Ballin Mundson est moins un ressort dramatique qu’une configuration d’emprisonnement. Mundson règne par le contrôle, Johnny par la jalousie. Gilda, elle, n’a pour elle que l’espace instable du masque. Ce n’est pas tant la passion que le film décrit que la manière dont l’un et l’autre tentent de s’assurer que Gilda reste exactement ce qu’ils veulent voir. Là réside la vraie violence du récit : dans cette incapacité à laisser à un être la place d’exister en dehors du rôle qu’on lui assigne.

    La mise en scène suit cette idée avec une précision presque invisible. Les plans serrés resserrent les corps et, parfois, les immobilisent. Les scènes où Gilda se croit seule — un chant murmuré, un geste de lassitude — sont les seules où le film lui accorde un peu d’espace. Le reste du temps, elle est cernée. La célèbre scène du strip-tease, qu’on brandit souvent comme un sommet de sensualité hollywoodienne, n’a de sens que dans ce cadre : elle n’a rien d’un moment de liberté. C’est un acte de provocation, presque de désespoir. Gilda rend aux hommes l’image qu’ils lui imposent, mais en la déformant suffisamment pour qu’elle devienne un miroir ironique.

    Si Gilda continue de fasciner, c’est qu’il s’agit moins d’une grande histoire d’amour que d’un film sur les illusions du regard. Un film où la lumière, magnifique, n’est jamais charitable. Elle dévoile, certes, mais toujours en rappelant qu’elle ne montre qu’une part du vrai. Dans cet éclat surveillé, Gilda ne triomphe pas ; elle persiste, ce qui n’est déjà pas si mal.

    Jacques Déniel

    Gilda un film de Charles Vidor - 1946

    États-Unis – 1946 – Film noir/Drame/Romance

    Interprétation : Rita Hayworth, Glenn Ford, George Macready, Joseph Calleia, Steven Geray...

  • La Voix de Hind Rajab, un film de Kaouther Ben Hania

    La Voix de Hind Rajab, un film de Kaouther Ben Hania

    Problématique d’un enjeu moral

    La Voix de Hind Rajab est pour certains un témoignage bouleversant, pour d’autres une preuve absolue d’un prétendu génocide perpétré par l’armée israélienne, pour d’autres encore dont je fais partie un film qui pose problème pour des questions de morales cinématographiques.

    La Voix de Hind Rajab est une fiction inspirée de faits réels. La cinéaste a choisi le parti-pris de réaliser un documentaire-fiction construit sous la forme d’un huis clos étouffant au sein d’un centre d’appel du Croissant-Rouge. Les comédiens qui interprètent les secouristes, jouent en un pseudo temps réel, leurs écoutes de l’appel de la petite fille palestinienne Hind Rajab - l’enregistrement authentique de la petite Hind - coincée dans une voiture, entourée de membres de sa famille morts (un crime de guerre?).

    Un dispositif fondé sur l’écoute et la mise en tension

    Le film, servi par une mise en scène très cadrée ne montre fort heureusement aucun plans de violence explicite liés à la guerre en cours menée par Israël contre les terroristes du Hamas. Kaouther Ben Hania, fonde sa mise en scène sur l’utilisation de la parole véridique de Hind Rajab mélangée aux réponses de ses comédiens. Elle filme la parole, les silences, les bruits de guerre, ainsi que sur l’impuissance des secours, la tension qui s’installe entre-eux et instaure un suspense sur-dramatisé malaisant et malhonnête sur l’issue de la situation. Tous les spectateurs allant voir ce film connaissent l’histoire vraie et tragique de Hind Rajab. Cette manière de filmer le réel entre retenue apparente et dramatisation jouée pose question. L’horreur n’est pas montrée mais est donnée à entendre — et surtout à ressentir par une médiation théâtralisée.

    Quand le réel devient matière de fiction psychologique

    Kaouther Ben Hania transforme le réel en matière première d’un thriller psychologique dont la force émotionnelle devient paradoxalement une faiblesse. Le matériau utilisé, le réel : l’enregistrement de la voix d’une enfant confrontée à l’horreur de la guerre possède une intensité qui impose compassion et stupeur. Sa charge affective est insoutenable. Dès lors, comme pour la représentation de la Shoah au cinéma la question fondamentale arrive : un film peut-il, et doit-il utiliser cette voix, la mettre au centre d’un documentaire qui devient par sa mise en scène habile une fiction ? Comment l’utiliser sans la dénaturer ?

    Absence de distance critique et primat de l’émotion

    Le dispositif retenu repose sur la diffusion de la parole d’une enfant en plein désarroi. Pas de contextualisation, pas de distance ni de travail critique réflexif sur la manière de montrer. Le film démontre et la cinéaste choisit de mettre cette voix brute comme pivot central émotionnel autour duquel elle ordonne le jeu des comédiens, les plans sur les visages des opérateurs et secouristes, les lumières crues du centre d’appel, la musique et le montage. Le spectateur doit ressentir viscéralement ce drame. Tout l’enjeu du film est de transformer la douleur authentique en levier dramaturgique, destiné à provoquer une émotion maximale. L’utilisation de cette voix comme moteur narratif semble alors devenir une véritable exploitation émotionnelle, un instrument affectif qui en confisque la dignité.

    Une question éthique majeure

    Peu importe la légitimité du sujet ; ce qui interroge, ici, c’est la manière dont il est mis en scène. La sidération l’emporte sur la réflexion, l’intensité affective écrase la complexité de la situation. La cinéaste est trop consciente du pouvoir qu’exerce son matériau. Sur le plan éthique, l’interrogation est cruciale : peut-on mobiliser la voix d’une enfant terrorisée sans la surdéterminer, sans la transformer en un instrument moral au service d’une cause ? La cinéaste ne semble pas se poser ces questions. Elle s’appuie sur cette douleur brutale, faisant usage d’un témoignage fragile qui exigeait une mis en forme d’une rigueur extrême qui évite les scènes spectaculaires et dramatisées et qui pose une réflexion sur ce qu’implique l’acte de montrer ou de faire entendre.

    Un rappel théorique : Rivette et la question de l’abjection

    À cet égard, la réflexion de Jacques Rivette dans son excellent texte De l’abjection (1) demeure éclairante. Critiquant le fameux “travelling de Kapò”, Rivette écrivait : « Voyez cependant, dans Kapo, le plan où Riva se suicide, en se jetant sur les barbelés électrifiés ; l’homme qui décide à ce moment de faire un travelling-avant pour recadrer le cadavre en contre-plongée, en prenant soin d’inscrire exactement la main levée dans un angle de son cadrage final, cet homme n’a droit qu’au plus profond mépris. ». Si la situation diffère — Kaouther Ben Hania évite toute esthétisation visuelle — l’enjeu moral est similaire : comment filmer, comment représenter, comment mettre en scène une détresse réelle sans la transformer, fût-ce involontairement, en spectacle ? Rivette rappelait que la mise en scène impose toujours un regard, et que ce regard peut devenir indécent dès lors qu’il manipule la douleur au lieu de la penser. Le film de Ben Hania ne commet pas une « faute de cadre », comme dans Kapò, mais il opère une mise en émotion qui, elle aussi, soulève une question de légitimité.

    Une œuvre contestable par sa mise en scène

    Le film de Kaouther Ben Hania me semble une œuvre contestable non pour son sujet — tragique, dur et réel — mais par la manière dont elle en dispose. En misant presque exclusivement sur le choc affectif, la cinéaste transforme cette voix enfantine en instrument narratif, substituant l’émotion, le pathos à la compréhension. Le cinéma peut et doit pouvoir montrer la douleur. Mais pour cela, il doit impérativement résister à la tentation du spectaculaire. Malheureusement dans La Voix de Hind Rajab, l’émotion submerge au point de desservir le réel qu’elle prétend défendre.

    Jacques Déniel

    (1) De l’abjection de Jacques Rivette, consacré au film Kapo de Gillo Pontecorvo - Cahiers du cinéma, numéro 120 - juin 1961

    La Voix de Hind Rajab
    Tunisie – France – 2025 – 1h29 – VOSTF
    Réalisation : Kaouther Ben Hania

    Musique : Amine Bouhafa
    Interprétation : Saja Kilani (Rana Hassan), Faqih, Motaz Mahess (Omar A. Alqam), Amer Hlehel (Mahdi M. Aljamal), Clara Khoury (Nisreen Jeries Qawas)...
    Note : Le film inclut des enregistrements téléphoniques originaux avec la voix de Hind Rajab.
    Production : Tanit Films, Mime Films, JW Films, RaeFilm Studios
    Distribution : Jour2fête

    Sortie :
    26 novembre 2025