Mektoub My Love: Canto Due , un film d’Abdellatif Kechiche
Mektoub My Love: Canto Due , un film d’Abdellatif Kechiche
La grâce crépusculaire
Contre les vents contraires
Mektoub My Love:Canto Due, le plus beau film de l'année, un chef-d’œuvre absolu - revient, intact et transfiguré, rappelant avec une évidence que Kechiche demeure — envers et contre tout — l’un des grands cinéastes du réel, de la jeunesse, de la sensualité, du temps. Sans aucun doute, le plus grand cinéaste Français contemporain vivant.
Il existe des œuvres dont la naissance relève du paradoxe, des films qui adviennent contre le monde, à rebours des vents contraires, comme rescapés d’une tempête violente. Mektoub My Love: Canto Due appartient à cette catégorie secrète, celle des films qui auraient pu ne pas exister et qui pourtant surgissent blessé mais vaillant et debout. Il vient de cette obscurité où le cinéma chancelle: accusations injustes, abandons, soupçons infamants, polémiques en cascade, ruine professionnelle, solitude, accident de santé. Il vient surtout de cette nuit inachevée qu’est Mektoub: Intermezzo, œuvre fantôme que j'espère nous pourrons voir un jour.
Au seuil du tragique
Passe, oiseau passe, et apprends-moi à passer, Cette phrase de Pessoa, mélancolique et ténue, qui ouvre Mektoub My Love: Canto Due, contient déjà le basculement intime du film. Elle rompt avec les vertus hédonistes qui baignaient Canto Uno, ce premier mouvement brûlant dédié à la lumière divine et à l’été éternel. Ici, dès l’épigraphe, souffle autre chose : une inquiétude, une fragilité, une demande adressée au passage du temps, comme si le cinéma lui-même implorait d’apprendre à laisser filer la jeunesse, la beauté, l’innocence. Cette phrase n’est pas un simple seuil : elle est le ton fondamental du film, celui qui dans une dimension touchant au tragique, scelle le destin (mektoub).
La lumière de Sète en septembre
On retrouve Sète, au mois de septembre 1994. La ville n’est plus seulement cette scène solaire où s’épanouissaient les corps et les désirs ; elle est aussi, désormais, une ligne d’horizon qui se voile, dans le monde géographique et social de Pagnol — même lumière, mêmes odeurs chaudes, même paysages familiers : ville, fermes, chemins de campagne, plages, restaurant populaire — mais où la joie semble fêlée. Le soleil de Canto Uno était éclatant ; ici, il se couche et dans le crépuscule surgit soudain le réel tragique. Cette lumière inclinée donne au film une sensualité plus grave, plus tendre, presque déchirante.
Perte de l’innocence
Kechiche filme ses personnages avec une sensualité brulante comme Pialat filmait les jeunes de Passe ton bac d’abord : frontalement, sans fard, dans ce naturalisme nerveux, abrupt, qui sait faire jaillir la vérité d’un geste, d’une lassitude, d’un regard mal assuré. Le montage — vif et sec — sert cette recherche de vérité brute, tandis que les mouvements de caméra portée enveloppent les corps d’une lumière qui les magnifie.
Amin, dans ce paysage, devient le vecteur sensible de cette métamorphose. Sa perte d’innocence est une initiation classique : douce, lente, puis brusque, comme un glissement du monde solaire vers un monde crépusculaire. Tout ce qui l’entourait dans Canto Uno — les fêtes, les amitiés, les promesses — se charge ici d’ambivalences, de menaces feutrées, de désirs contrariés.
Effet de miroir
L’effet de miroir est splendide : les plans inauguraux du premier film, où il se rendait à vélo chez Ophélie dans une lumière vibrante, sont rejoués ici en sens inverse. Amin n’arrive plus, il part. Il quitte Ophélie, il quitte peut-être une forme d’innocence, et la lumière éclatante d’autrefois s’efface peu à peu dans un crépuscule qui virera bientôt à la nuit. La fugue de Bach, motif qui ouvrait le premier volet dans un élan de plénitude, retentit à nouveau, mais sa tonalité a changé : elle porte la fatalité, l’avancée du mektoub, le destin qui se referme.
Cette inversion n’est pas un geste formel isolé : elle structure tout le film. À l’agnelage quasi miraculeux de Canto Uno répond dans Canto Due une épidémie de gale décimant les animaux dans la ferme familiale. Ce n’est plus la naissance, mais la maladie ; non plus l’élan vital, mais l’ombre qui gagne. De même, le présent hédoniste n’est plus un territoire libre : il se charge de récits à venir, d’avenirs menaçants. Il y a l’avortement d’Ophélie qui se profile à Paris, parcours douloureux qui ronge déjà la sensualité diffuse du film ; il y a le retour imminent de Clément, fiancé militaire, dont l’ombre se projette sur les conversations, les hésitations, les peurs.
Une mise en scène charnelle et gracieuse
La mise en scène, d’une sensualité charnelle, atteint ici une grâce rare. Kechiche filme ses acteurs comme des présences uniques, irremplaçables, magnifiées par la lumière sétoise. Shaïn Boumedine incarne Amin avec cette douceur têtue qui fait de lui un témoin silencieux, un réceptacle, un seuil. Ophélie Bau, bouleversante, irradie toujours un mélange de force, de fragilité et de mystère. Salim Kechiouche, insolent, nerveux, donne au film une tension électrique.
Les Patterson : une irruption bouleversante
Le monde d’Amin et de sa famille et de ses amies est bouleversé par l’arrivée des Patterson : Jack (Andre Jacobs, juste et noble) avec son élégance lointaine, presque romanesque est pathétique ; et Jessica Patterson (impeccable Jessica Pennington) est sidérante, fulgurante. Elle occupe l’espace comme si la caméra l’avait toujours attendue : sa présence est une évidence, son corps filmé par Kechiche respire une sensualité douce, lumineuse. Parlant sans cesse, mangeant, buvant et fumant avec une intense boulimie, elle traverse les plans avec une assurance et une aisance naturelle. Elle est peut-être l’incarnation même du film : beauté qui illumine, menacée par le passage du temps.
Lumière et crépuscule
Car la force de Canto Due est d’être un film double : lumineux et crépusculaire, sensuel et mélancolique, hédoniste et inquiet. Kechiche parvient à unir ces contraires dans un mouvement de cinéma presque miraculeux. L’œuvre parle du désir, d’amitié, de l’insouciance et de l’innocence de la jeunesse mais aussi de sa fuite. Chaque personnage est filmé avec amour, avec sensualité, avec un tact infini. La caméra caresse les silhouettes, suit les épaules, effleure les regards.
L’œuvre rescapée et miraculeuse
Au terme de ce long processus, Canto Due apparaît comme un geste de clôture, un adieu doux-amer. Le film n’achève pas seulement une trilogie sétoise : il la transfigure. Il réconcilie ce qui était divisé, il rassemble ce qui était éparpillé, il magnifie même les fantômes du tournage et du montage. Il le fait avec une malice discrète, avec une beauté crépusculaire, avec une tendresse qui désarme. C’est un film de retrouvailles, où chaque personnage surprend, une dernière fois, par un geste, un silence, une vérité nue.
Œuvre de la lumière déclinante, de la sensualité offerte, du temps qui passe — œuvre rescapée et œuvre miraculeuse — Canto Due achève dans la douleur ce que Canto Uno avait ouvert dans l’allégresse. Le cinéma, ici, retrouve sa fonction première : donner à voir la vie avant qu’elle ne s’efface. Et rappeler, avec Pessoa, avec Bach, avec l’ombre des soirs d’été, qu’il faut apprendre à passer.
Jacques Déniel
Mektoub My Love: Canto Due
Réalisation : Abdellatif Kechiche
Scénario : Abdellatif Kechiche, Ghalya Lacroix
d'après : La Blessure, la vraie
de : François Begaudeau
Image : Marco Graziaplena
Décors : Marcello Di Carlo
Son : Andrea Caucci
Montage : Luc Seuge
Producteur(s) : Abdellatif Kechiche, Riccardo Marchegiani
Interprétation : Shaïn Boumedine (Amin), Jessica Pennington (Jessica Patterson), Salim Kechiouche (Tony), Ophélie Bau (Ophélie), Andre Jacobs (Jack Patterson), Dany Martial (Dany)...
Distributeur : Pathé Films
Date de sortie : 3 décembre 2025
Durée : 2h14
- Réalisation : Abdellatif Kechiche
- Scénario : Abdellatif Kechiche, Ghalya Lacroix
- d'après : La Blessure, la vraie
- de : François Begaudeau
- Image : Marco Graziaplena
- Décors : Marcello Di Carlo
- Son : Andrea Caucci
- Montage : Luc Seuge
- Producteur(s) : Abdellatif Kechiche, Riccardo Marchegiani
- Interprétation : Shaïn Boumedine (Amin), Jessica Pennington (Jessica Patterson), Salim Kechiouche (Tony), Ophélie Bau (Ophélie), Andre Jacobs (Jack Patterson), Dany Martial (Dany)...
- Distributeur : Pathé Films
- Date de sortie : 3 décembre 2025
- Réalisation : Abdellatif Kechiche
- Scénario : Abdellatif Kechiche, Ghalya Lacroix
- d'après : La Blessure, la vraie
- de : François Begaudeau
- Image : Marco Graziaplena
- Décors : Marcello Di Carlo
- Son : Andrea Caucci
- Montage : Luc Seuge
- Producteur(s) : Abdellatif Kechiche, Riccardo Marchegiani
- Interprétation : Shaïn Boumedine (Amin), Jessica Pennington (Jessica Patterson), Salim Kechiouche (Tony), Ophélie Bau (Ophélie), Andre Jacobs (Jack Patterson), Dany Martial (Dany)...
- Distributeur : Pathé Films
- Date de sortie : 3 décembre 2025
- Réalisation : Abdellatif Kechiche
- Scénario : Abdellatif Kechiche, Ghalya Lacroix
- d'après : La Blessure, la vraie
- de : François Begaudeau
- Image : Marco Graziaplena
- Décors : Marcello Di Carlo
- Son : Andrea Caucci
- Montage : Luc Seuge
- Producteur(s) : Abdellatif Kechiche, Riccardo Marchegiani
- Interprétation : Shaïn Boumedine (Amin), Jessica Pennington (Jessica Patterson), Salim Kechiouche (Tony), Ophélie Bau (Ophélie), Andre Jacobs (Jack Patterson), Dany Martial (Dany)...
- Distributeur : Pathé Films
- Date de sortie : 3 décembre 2025