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Mektoub My Love: Canto Uno, un film d’Abdellatif Kechiche

Mektoub My Love: Canto Uno, un film d’Abdellatif Kechiche

La grâce du réel



Avec La Faute à Voltaire (2000), L’Esquive (2003), La Graine et le Mulet (2007) et bien sûr La Vie d’Adèle (2013), Abdellatif Kechiche a patiemment construit une œuvre majeure, un territoire de cinéma où se rencontrent la vérité des corps, la rugosité du monde social et la quête presque mystique de la transmission. Mektoub, My Love: Canto Uno s’inscrit dans cette lignée exigeante, mais il en représente aussi une forme d’accomplissement, tant il pousse plus loin encore l’ambition du cinéaste : capturer la vie dans son flux, dans son présent, dans sa lumière.

Comme souvent, les polémiques, les procès d’intention et les idioties médiatiques ont précédé ou suivi la sortie du film. On a parlé de complaisance, de voyeurisme, de provocation. On a oublié l’essentiel : le cinéma de Kechiche n’est jamais un scandale, mais un geste de vérité. Et Mektoub en est sans doute l’exemple le plus lumineux.

Dès les premières scènes, la posture du cinéaste est claire : il s’agit de retrouver ce qu’aucun autre ne filme plus — la durée, les silences, la maladresse, les hésitations, les joies simples d’un groupe de jeunes dans le Sud de la France des années 1990. On danse, on mange, on parle, on rit, on se frôle, on s’épie. Rien ne semble déterminer l’histoire et pourtant, tout est essentiel. Car Kechiche, fidèle à son esthétique naturaliste héritée à la fois de Pialat pour l’émotion brute et de Grémillon ou Duvivier pour le réalisme social, refuse tout artifice narratif.

Amin, le héros discret, incarne cette vision. Tandis que son cousin Tony multiplie les conquêtes et que la belle Ophélie vit déchirée entre l’engagement et le désir, Amin observe. Il regarde la vie à travers l’objectif d’une caméra comme s’il cherchait à en comprendre la musique secrète. Sa réserve n’est pas une faiblesse : c’est une forme de pudeur, une quête, une promesse. C’est par lui que le film respire.

La magnificence de Mektoub, My Love tient précisément à ce geste : faire d’un simple retour d’été un événement romanesque. Capable de transformer un dîner familial en drame miniature, un pas de danse en aveu silencieux, une sieste sur une plage en moment de révélation, Kechiche donne une densité inouïe au quotidien. Le soleil brûle les peaux, les regards pèsent lourd, les corps sont des territoires de lutte ou d’abandon. On est au plus près du réel, mais un réel transfiguré par la grâce.

Comme dans La Vie d’Adèle, le cinéma de Kechiche interroge ici la question du désir et celle de la transmission. Le désir apparaît dans toute sa violence douce, sa vulnérabilité, sa confusion. La transmission, plus souterraine que dans ses précédents films, se loge dans cette relation mystérieuse entre Amin et le monde : dans sa façon de regarder les autres sans les juger, de les aimer sans les posséder, de comprendre que toute existence est fragile et que rien n’est jamais donné.

Et bien sûr, la sensualité, si souvent reprochée au cinéaste, devient un langage. Elle n’est ni vulgarité ni prurience : elle est vérité anthropologique, expression de la jeunesse dans sa plénitude et son chaos. Les longues scènes de danse — d’une beauté presque hypnotique — renvoient le spectateur à sa propre position : que fait-on quand le cinéma s’approche autant du réel ? Regarde-t-on ? Juge-t-on ? S’esquive-t-on ?

Mais la force du film est ailleurs : dans la lumière de Sète, dans les rires, dans la chaleur des cuisines, dans l’amitié, dans les vacanciers de passage, dans la douceur d’un soir d’été qui s’étire. Tout cela compose une fresque qui, sous son apparente légèreté, parle de ce qu’il y a de plus grave : le destin, le mektoub, c’est-à-dire ce qui se joue dans les instants où l’on croit que rien ne se joue.

Mektoub, My Love: Canto Uno est un chef-d’œuvre parce qu’il saisit la vie à mains nues, sans morale, sans discours, avec une honnêteté bouleversante. Et Canto Due, dans son radicalisme, dans son audace, dans sa nuit infinie, confirme que Kechiche est l’un des derniers grands cinéastes du réel, du désir, de la transmission et de la jeunesse.

Jacques Déniel

 

Mektoub My Love: Canto Uno, un film d’Abdellatif Kechiche

France – 2017 -

Réalisation : Abdellatif Kechiche

  • Scénario : Abdellatif Kechiche, Ghalya Lacroix

  • d'après : le roman La Blessure, la vraie

  • de : François Bégaudeau

  • Image : Marco Graziaplena

  • Producteur(s) : Abdellatif Kechiche, Ardavan Safaee

  • Production : Quat'sous Films, Pathé, France 2 Cinéma, Good Films

  • Interprétation : Shaïn Boumedine (Amin), Ophélie Bau (Ophélie), Salim Kechiouche (Tony), Lou Luttiau (Céline), Alexia Chardard (Charlotte), Hafsia Herzi (Camélia), Delinda Kechiche (Mère d'Amin), Kamel Saadi (Kamel)...

  • Distributeur : Pathé Distribution

  • Date de sortie : 21 mars 2018

  • Durée : 2h55

 

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