Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Le Fils de Saul de Laszlo Nemes

Auschwitz comme si vous y étiez !

Le Fils de Saul de Laszlo Nemes

 

« Personnellement, je pense que toute fiction est impossible, c’est une évidence-butoir. Pour moi, il y a un interdit de la représentation, de la figuration »  Claude Lanzmann (1)

 

Depuis sa présentation au dernier Festival de Cannes, où il a reçu le Grand Prix du Jury, Le Fils de Saul, le film de László Nemes, la critique, presque unanime ne cesse de chanter ses louanges.  Hormis Libération qui a osé poser la question de la représentation de la Shoah, les Cahiers du cinéma et quelques autre voix discordantes, c’est un véritable concours de superlatifs. Les chaînes de télévision, les ondes radios, dans la presse écrite et web, dans les associations professionnelles de cinéma, chez les directeurs de salle art et essai et les exploitants, tout le monde encense le jeune réalisateur hongrois, ancien assistant du cinéaste Bela Tarr. Même Claude Lanzmann dont on connaît la position tranchée et très juste sur la représentation de la Shoah à l’écran (voir citation ci-dessus) a adoubé le film, lors de sa projection à Cannes (bien qu’il en ait raté les vingt premières minutes). Pour le réalisateur de Shoah le Fils de Saul : « c’est l’anti-Liste de Schindler (…) ». Quant à  László Nemes, Lanzmann qui l’avait rencontré à Cannes le trouve « jeune, intelligent, beau (sic) et conclu que « il a fait un film dont je ne dirai jamais aucun mal ». De nombreux experts, critiques, philosophes, historiens tels Christian Delage, Annette Wieviorka, Antoine de Baecque ou l’historien d’art Georges Didi-Huberman - auteur d’un petit livre très élogieux (2) - participent à la promotion et la défense de ce film que personne n’attaque…  

 

Pourquoi cette quasi-unanimité autour du Fils de Saul ? Pourquoi sommes-nous sommés d'aimer, de défendre, de programmer ce film qui pourtant pose bien plus de problèmes que La Liste de Schindler de Steven Spielberg ou La Vie est belle,  la comédie de Roberto Begnini ? Pourquoi ne peut-on plus se poser la question de la représentation cinématographique de la Shoah à l'écran ? Pourquoi cette démission intellectuelle ? Parce que le film adoubé par Claude Lanzmann bénéficie de ce fait d'une caution morale indiscutable? Parce que le cinéaste est entré dans le panthéon des auteurs dès son premier film présenté en compétition à Cannes ? Parce que ce jeune cinéaste est jeune, beau et intimidant et se réclame de Robert Bresson (un comble tant son film n'a strictement rien de commun avec ce cinématographe rigoureux, ascétique et moral) ? Parce qu’une partie de ses aïeux sont morts exterminés dans les camps ?

 

Personnellement je continue à penser que la fiction cinématographique ne peut pas s’emparer de la représentation de la Shoah, et quand bien même elle le fasse, le minimum est que cela suscite le débat, la réflexion, la controverse comme l’avaient fait en leur temps, et à juste titre, La Liste de Schindler (avec la séquence de suspense inacceptable des douches ou celle de la coloration en rouge du manteau d’une petite file au milieu d’une foule en noir et blanc) ou La Vie est belle. Plus encore, il serait important de se rappeler les remarques de Jacques Rivette concernant le film Kapo de Gilles Pontecorvo « Voyez cependant, dans Kapo, le plan où Riva se suicide en se jetant sur les barbelés électrifiés : l’homme qui décide à ce moment de faire un travelling avant pour recadrer le cadavre en contre-plongée, en prenant soin d’inscrire exactement la main levée dans un angle de son cadrage final, cet homme n’a droit qu’au plus profond mépris » (3).

 

Venons-en au film que j’ai vu, hors de la foire cannoise, au Festival du Film de La Rochelle, puis lors d’une projection de presse. Il s’agit d’une épreuve redoutable et terrifiante, comme si au fond, pendant une heure quarante-six, l’on était confronté à un très long travelling de Kapo qui resserre par une utilisation permanente, assourdissante, esthétisante du son et par sa science des images floues, sur l’horreur.

 

Le film nous plonge dans l’univers concentrationnaire d’Auschwitz où nous suivons sans arrêt, sans répit, Saul Ausländer, membre des sonderkommando, ces groupes constitués de prisonniers juifs, chargés de veiller au bon fonctionnement du camp d’extermination, des chambres à gaz. Saul aide les condamnés à l’extermination à se dévêtir, récupère leurs vêtements, leurs montres et objets précieux, nettoie les sols, déplace les corps des morts, participe à leur crémation dans les fours… Face à un médecin Nazi achevant un jeune enfant ayant survécu à l’empoisonnement au Zyklon B, Saul dit qu’il s’agit de son fils. Dès lors, il n’a qu’un seul objectif : donner à cet enfant un enterrement digne avec un rabbin récitant le Kaddish. Avec une obstination forcenée László Nemes filme au ras du personnage la quête de Saul. La caméra suit les déambulations du sonderkommando sans aucune ouverture de champ. Le hors champ est flou, obturé, clos où seuls les sons existent : cris des S.S., des déportés, aboiements des chiens, plaintes étouffés, bruits des corps trainés, entassés, crépitements des fours… Des sons vibrants, étourdissants qui donnent la mesure du cauchemar concentrationnaire. Mais malgré le flou et l’obturation du hors-champ, nous voyons tout – la saleté, les corps amassés et jetés dans les flammes, les chairs martyrisées, les murs lugubres, les couloirs blafards… - bien plus encore que si ces horreurs nous étaient totalement montrées (ce qui serait bien entendu tout aussi inacceptable). Bien que László Nemes s’en défende, il s’agit d’une forme de complaisance. Dans les entretiens qu’il a donnés, le jeune réalisateur se réclame d’un cinéma de l’épure précisant que « Le flou et le hors-champ construisent un espace mental pour le spectateur. C’est là que la vraie horreur nait » (4). C’est bien de cela qu’il s’agit : plonger le spectateur dans l’horreur d’Auschwitz comme s’il y était et qu’il ne pouvait s’en échapper, un Auschwitz virtuel.

Le dispositif imaginé par le jeune cinéaste hongrois est implacable : après un premier plan de nature hors du camp, nous sommes avec Saul, le sonderkommando, tenu sombre, une croix rouge en forme de X sur le dos de sa veste. Un convoi de déportés arrive. Dès lors, nous n’allons jamais le quitter, la caméra, portée à l’épaule par le chef operateur, va le suivre dans toutes ses déambulations à l’intérieur et l’extérieur du camp, imprimant aux images un tremblé subjectif. Ce choix esthétique, très contestable renvoie aux images des jeux vidéo, à une réalité virtuelle. Il désigne sa place au spectateur, celle de Saul. Et comme dans un jeu vidéo, il y a un enjeu, une mission. La mission imposée aux spectateurs est celle de Saul : soustraire le corps de l’enfant au médecin nazi, trouver un rabbin qui récitera le Kaddish, lors de l’inhumation du gamin. Cela, au sus et vu des Nazis. Bien sûr, le film n’étant pas interactif (ce serait le stade ultime de l’ignominie!), nous ne pouvons qu’être, et faire, ce que fait Saul, c'est-à-dire peu de choses car nous sommes dans un camp d’extermination. Néanmoins, il y a des imprévus, des arrivées de convoi supplémentaires, des ordres soudains des allemands, une révolte des sonderkommando à laquelle Saul ne participe pas, préférant garder le cap de son obsession, faire enterrer l’enfant. La dernière partie du film redouble de suspense : Saul et donc vous, spectateurs, arriverez-vous à mener à bien cette mission, ballotés par les évènements qui se succèdent, la révolte des sonderkommandos (5), votre fuite, l’enfant dans les bras, un présupposé rabbin à vos côtés… L’inacceptable est à son point culminant et la position surplombante du cinéaste démiurge impardonnable.

Je pense qu’il est impossible de représenter la Shoah par la fiction. Cela est et reste pour moi un interdit. László Nemes par son choix d’esthète ne garde pas la bonne distance avec son sujet. Il fait de la Shoah, un enjeu fictionnel à suspense. Il existe des images d’archives tournées par des cinéastes américains, combattant dans les rangs de l’armée durant la seconde guerre mondiale Nazi Concentration Camps de George Stevens par exemple ou encore des films de John Ford et Samuel Fuller (l’entretien que ce dernier accorde à Emile Weiss dans Falkenau, vision de l’impossible (1988) est passionnant sur le statut des images des camps de la mort. Samuel Fuller est le parfait contre exemple en morale de cinéma de László Nemes. Dans son film de fiction Au-delà de la gloire (The Big Red One) (1980), il part de sa découverte réelle des camps pour montrer de la manière la plus sobre possible, la découverte des fours crématoires par un soldat (6). L’homme de la pointe de son fusil ouvre la porte du four et là, la sidération le saisit. Être sobre et humble c’est ce qu’a oublié ce jeune cinéaste, faisant passer son égo d’artiste en premier lieu. Il privilégie la forme, le suspense, la mise en situation du spectateur avant de penser au fond, l’horreur impensable, irreprésentable de la Shoah.

Le Fils de Saul est un film d’artiste, un œuvre en recherche d’un absolu d’esthétisme, qui ne laisse à son spectateur, en immersion totale dans ce spectacle de la mort, aucun moment pour penser, essayer de comprendre puisqu’il assigné à être Saul, donc à n’avoir aucun recul possible.

Effrayant, monstrueux, insoutenable, si le film nous dit beaucoup de la défaite de la pensée et de l’effondrement des valeurs de notre société occidentale, c’est plutôt par ses défauts. Le spectacle doit dominer. Le Fils de Saul est insupportable non pas à cause de l'horreur de la Shoah mais en raison du dispositif artistique formel implacable qu'il impose aux spectateurs. Le danger est que face à son accueil, il s’impose comme une œuvre importante, un tournant crucial de la représentation de la Shoah dans une époque où les derniers témoins vivants se font de plus en plus vieux et rares. Plus inquiétant, le manque de débats et de controverses sur le film. La sanctification du film peut comme la muséification faire autant pour l’oubli que pour la mémoire. Ce qui importe, c’est d’écouter les témoins vivants ou présents dans les documentaires, continuer de faire circuler la parole, de susciter la réflexion philosophique et politique, de faire que la mémoire soit une mémoire vivante et inaliénable.

Jacques Déniel



Le Fils de Saul de László Nemes

Hongrie – 2015 – 1h46 avec Géza Röhrig, Levente Molnar, Urs Rechn

Notes :

(1)  Claude Lanzmann s’exprimant en 1993 sur la représentation des camps d’extermination au cinéma.

(2)  Georges Didi-Hubermann – Sortir du noir – Editions de Minuit - 2015

(3)  -Jacques Rivette -"De l'abjection" - Cahiers du cinéma n° 120, juin 1961, pp. 54-55.

(4)  Entretien avec de László Nemes – Libération du mercredi 14 novembre 2015.

(5) Le 7 octobre 1944, les hommes du Sonderkommando d’Auschwitz détruisent les crématoires III et IV du camp. Tous les révoltés et déportés s’enfuyant seront repris et tués.

(6) Samuel Fuller combat dans les Ardennes, poursuit en Allemagne. Il filme la libération du camp de concentration de Falkenau, en Tchécoslovaquie. « Je ne savais pas que j'allais tourner mon premier film », déclare-t-il.

--

Les commentaires sont fermés.