Jeu, set et match un film d’Ida Lupino
Jeu, set et match un film d’Ida Lupino
Ombre portée du rêve américain
Faux éclat du film sportif
Sous la surface lumineuse du film sportif, Jeu, set et match déploie un récit autrement plus âpre. Ida Lupino feint d’embrasser les codes du genre pour mieux les déplacer. Le tennis, filmé sans emphase ni lyrisme, n’est ni la scène d’un accomplissement héroïque ni le décor d’une épopée triomphante : c’est un espace contraint, un terrain où s’exercent des forces sociales, affectives, économiques qui dépassent l’individu. Lupino ne cherche jamais à magnifier la performance. Elle s’intéresse de manière presque clinique à ce que l’effort répété fait au corps et à l’âme, à ce que la compétition exige en renoncement. Le sport n’est pas un idéal, mais une mécanique, et la jeune Florence une rouage que l’on aiguise et que l’on use. Le film prend alors des airs de contre-chant : derrière la grâce des gestes, la dureté d’un système.
Un cinéma qui scrute l’intime
Lupino appartient à cette famille d’artistes qui préfèrent l’observation au spectaculaire. Dans la tradition de ses films indépendants, elle cadre serré, filme les silences, les hésitations, les instants où la façade se fissure. Sa caméra, souvent posée à hauteur de regard, épouse le point de vue de Florence. Ce regard intérieur transforme le film en étude de la contrainte : contrainte du milieu, contrainte familiale, contrainte du destin que d’autres tracent pour soi. Ce qui se joue ici n’est jamais bruyant. C’est la pression sourde, obstinée, de tout un environnement qui pousse la jeune fille vers une carrière dont elle est l’instrument plutôt que l’auteur.
La mère, miroir brisé de l’ambition
Au cœur du film, Milly Farley règne avec une intensité presque tragique. Claire Trevor lui donne une profondeur rare : Milly n’est ni monstrueuse ni antipathique. Elle est le produit d’un monde où la valeur sociale se mesure à la réussite, où l’ascension est une promesse et un fardeau. Par sa fille, elle croit pouvoir racheter sa propre vie, effacer ses regrets, se donner une seconde chance. Lupino observe cette mère avec une compassion cruelle : elle montre comment l’amour, mélangé à la frustration, se transforme en cage. Milly incarne la figure de la parente pour qui l’enfant n’est plus un être autonome mais la projection d’un rêve inaccompli. Cette ambiguïté, au lieu d’être expliquée, est incarnée, palpable dans la moindre scène domestique, où la tendresse se mêle au commandement.
Florence, l’apprentissage d’une liberté fragile
Face à cette emprise maternelle, Florence apparaît d’abord comme une silhouette docile, une adolescente qui semble glisser dans le rôle qu’on lui assigne. Le film raconte sa lente émergence, la naissance d’une parole qui hésite, chancelle, puis se fortifie. Son désir pour Gordon n’est pas une romance conventionnelle : c’est l’irruption du possible. Avec lui, elle entrevoit un monde où l’on n’attend rien d’elle sinon ce qu’elle est. Ce simple espace d’écoute devient un antidote à l’impératif de performance. Lupino filme avec une grande justesse ce moment où l’héroïne comprend que le refus peut être une victoire. Ici, l’instant décisif n’est pas le point final d’un match, mais la capacité à dire non à une carrière qui lui vole son intimité.
Les marchands du talent
L’univers du tennis professionnel, que le film dépeint avec une ironie discrète, apparaît comme un écosystème vorace. Le manager Fletcher Locke n’est pas un antagoniste caricatural : il est le visage d’une logique économique qui transforme la vocation en marchandise. Son alliance tacite avec Milly Farley révèle l’imbrication entre ambition familiale et intérêts commerciaux. Lupino dessine ainsi un paysage où l’individu se dissout dans la logique du rendement. Le sport devient un marché, et les jeunes talents des ressources à exploiter, non des êtres à guider. Cette lucidité confère au film une tonalité presque documentaire.
La banlieue américaine, décor de l’inquiétude
Si le tennis offre la surface brillante du récit, c’est la maison familiale qui en constitue la véritable scène. L’Amérique suburbaine de l’après-guerre s’y déploie avec ses salons ordonnés, ses pelouses impeccables, son confort de façade.Mais derrière cette quiétude se loge une tension profonde : celle des aspirations sociales qui étouffent plus qu’elles ne libèrent. Le film montre, sans appuyer, comment la quête de respectabilité engendre des violences discrètes, des frustrations qui trouvent dans les enfants un exutoire. Lupino s’inscrit ici dans une tradition critique à laquelle elle donne une tonalité profondément féminine : l’analyse du foyer non comme refuge, mais comme lieu de pression.
Un cinéma de résistance
Au terme du film, Florence n’est ni héroïne triomphante ni victime brisée. Elle s’est simplement affirmée. Cette nuance est essentielle : Ida Lupino ne croit pas au grand renversement, au geste spectaculaire. Son cinéma est celui de la résistance silencieuse, des micro-victoires qui redonnent aux personnages leur densité humaine. En refusant les récits préfabriqués, elle s’attaque à la mythologie de la réussite à l’américaine, dévoilant les fissures d’un système qui consacre les gagnants mais broie les fragilités. Jeu, set et match est un film discret mais tranchant, porté par une lucidité qui fait aujourd’hui encore sa modernité.
Jacques Déniel
Jeu, set et match (Hard, Fast and Beautiful)
États-Unis / 1951 / 78 min
D'après le roman American Girl de John R. Tunis.
Réalisateur : Ida Lupino
Assistant réalisateur : James Anderson
Scénariste : Martha Wilkerson
Société de production : The Filmakers Producteur : Collier Young
Directeur de la photographie : Archie Stout
Interprètes : Claire Trevor (Milly Farley), Sally Forrest (Florence Farley), Carleton G. Young (Fletcher Locke), Robert Clarke (Gordon McKay), Kenneth Patterson (Will Farley), Marcella Cisney (Mademoiselle Martin), Joseph Kearns (J.R. Carpenter), Ida Lupino (une spectatrice du match de tennis)…