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  • Il était une fois dans l’Ouest un film de Sergio Leone

    Il était une fois dans l’Ouest un film de Sergio Leone

    Film de légende et chef-d’œuvre intemporel

     

    Hériter d’un genre à son crépuscule

    Il était une fois dans l’Ouest s’inscrit à un moment décisif de l’histoire du cinéma. Lorsque Sergio Leone entreprend ce film, le western américain a déjà quitté l’innocence de son âge d’or ; les chevauchées héroïques, les paysages idéalisés et la morale limpide ont cédé le pas à des œuvres plus inquiètes, plus réflexives. Le genre s’est retourné sur lui-même pour interroger ses mythes, donnant naissance à ce qu’on a appelé le sur-western, dont Johnny Guitare (1954) de Nicholas Ray, œuvre flamboyante, western fiévreux où les passions humaines dévorent le cadre traditionnel du récit, et Le Train sifflera trois fois (1952) de Fred Zinnemann, allégorie démocratique sur le bien, le mal, constituent les modèles achevés selon André Bazin. Sergio Leone est l’héritier de ce genre, vibrant encore d’éclats, mais il choisit une autre voie : il n’exalte pas l’Ouest, il l’ausculte. Il observe ce continent mythique au moment où il semble s’essouffler, s’effondrer, utilisant le cinéma de divertissement comme force de spectacle et moyen de parler d’une Nation qui s’est construite sur la grandeur et la violence, de la disparition d’un monde et de l’avènement d’une société fondée sur la puissance de l’Argent.

    L’attente comme vertige

    L’ouverture du film, lente et hypnotique, annonce d’emblée ce geste artistique. À la gare, sous l’écrasement du soleil, trois hommes attendent un train qui semble ne jamais vouloir arriver. Rien ne bouge, tout respire à peine : une goutte d’eau tombe sur un chapeau, une mouche vrombit contre un canon, le vent fait gémir une éolienne. Sergio Leone filme ces moments avec une intensité qui frôle l’abstraction. Le temps cesse d’être un simple véhicule pour l’action ; il devient matière première. L’attente, étirée, installe une inquiétante étrangeté qui nous plonge au cœur du film. L’arrivée de ce train d’où personne ne descend renforce encore la tension lorsque, soudain, quelques notes d’harmonica déchirent le silence de plomb. Ce son, à la fois plaintif et acéré, annonce un personnage hanté par la mort et le désir de vengeance.

    Des paysages mythiques à la mise en scène souveraine

    La puissance du film tient aussi à ses lieux et à l’art souverain de sa mise en scène. Certaines scènes extérieures ont été tournées à Monument Valley, en Arizona, décor mythique immortalisé par les grands westerns de John Ford, mais aussi dans la région minérale de Moab, dans l’Utah, et sous la lumière crue de l’Andalousie. Ces paysages, à la fois familiers et transfigurés, confèrent au film une dimension presque légendaire. Les scènes d’intérieur, quant à elles, furent filmées à Rome, dans les studios de Cinecittà, où Leone recrée l’Ouest comme un espace mental autant que géographique.
    La mise en scène y est d’une remarquable inventivité : elle associe, avec une science magistrale du montage, cadrages serrés et vastes plans d’ensemble, utilisant travellings, panoramiques et mouvements de caméra montée sur grue. Servi par une lumière chaude et sculpturale, Leone multiplie les cadrages savants et installe les personnages dans l’espace de manière saisissante : plongées et contre-plongées fréquentes, angles insolites allongeant ou déformant les silhouettes, très gros plans de visages burinés ou d’yeux occupant tout l’écran. Les affrontements, filmés en deux temps, deviennent de véritables ballets visuels et sonores, fondés sur une lente montée de l’attente qui exacerbe la tension avant que l’exaspération des nerfs n’explose brutalement dans les coups de feu.

    Des figures façonnées par la légende

    Les personnages qui traversent le film doivent autant à la mythologie du cinéma américain qu’à une forme nouvelle de tragédie. Henry Fonda, l’acteur noble par excellence, connu pour ses incarnations d’hommes justes, apparaît ici sous un jour glaçant dans le rôle d’un serviteur cruel du Mal. Ce renversement produit un choc presque ontologique : le visage même de la droiture devient celui du mal. L’Harmonica (Charles Bronson), silhouette minérale, avance comme un spectre traqué par un souvenir. Cheyenne (Jason Robards), bandit mélancolique, porte le deuil d’une époque où les marges étaient encore possibles. Et au centre, Jill (Claudia Cardinale), dont la présence bouleverse les codes d’un genre longtemps privé d’héroïnes véritablement complexes, incarne l’avenir dans un monde en ruine, la capacité de rebâtir après la violence. Les regards, les respirations, les gestes comptent davantage que les paroles. Sergio Leone sculpte ses personnages comme on façonne des mythes : non par la psychologie explicite, mais par la posture, par l’attente, par la réaction à l’espace. Les visages deviennent des paysages moraux, fissurés par l’histoire et par le destin.

    Quand l’image devient musique

    Cette puissance expressive tient autant de l’image que du son. Tonino Delli Colli éclaire les corps comme s’il éclairait des monuments fragiles et fissurés, et Ennio Morricone, qui compose la musique avant le tournage, insuffle au film une dimension opératique. Chaque personnage marche accompagné de son propre souffle musical, un thème qui ne souligne pas l’action mais dévoile une part de leur secret intérieur. La caméra suit ces motifs comme une partition, et le film tout entier devient une sorte de poème visuel où les mouvements, rares et mesurés, ont la dignité de gestes rituels.

    La fin d’un monde, la naissance d’un mythe

    Ce qui se joue ici, ce n’est plus la conquête de l’Ouest mais la fin d’un monde : celui des hors-la-loi, des pionniers, des terres vierges, des hommes debout, rudes, violents et hantés par le mal et la souffrance. Le train qui progresse dans le paysage n’est pas seulement un moyen de transport ; il est la modernité qui vient enterrer les légendes et inaugurer la domination de la puissance capitaliste. Pourtant, à mesure que ce monde se défait, une autre forme de récit se construit. Sergio Leone ne se contente pas d’accompagner la disparition du western traditionnel par un geste de deuil ; il transforme la perte en mythe. Il montre comment les ruines deviennent des histoires, comment les visages marqués deviennent des icônes, comment la mort d’un genre peut paradoxalement en signer la renaissance.

    Il était une fois dans l’Ouest n’est pas seulement un film sur l’Ouest : c’est un film sur le cinéma lui-même, sur ce pouvoir qu’il possède de regarder les mythes au moment où ils se brisent, puis de les recomposer sous une forme nouvelle. En contemplant la fin d’un monde, Sergio Leone en invente un autre, plus ample, plus solennel, plus intemporel. Voilà sans doute pourquoi ce film, bien plus qu’un western, demeure une légende, un chef-d’œuvre absolu.

    Jacques Déniel

     

     

    Il était une fois dans l’Ouest

    Italie, États-Unis – 1968 – 2h46 - (sorti France 1969)

    Réalisé par: Sergio Leone

    Scénario: Sergio Leone, Sergio Donati, Dario Argento, Bernardo Bertolucci.

    Musique: Ennio Moriconne

    Photographie: Tonino Delli Colli, Montage: Nino Baragli

    Interprétation: Claudia Cardinale, Henry Fonda, Jason Robards, Charles Bronson, Gabriele Ferzetti, Paolo Stoppa, Woody Strode, Jack Elam, Keenan Wynn, Frank Wolff...

     

     

     

  • Sermon sur la crèche sans visage de Bruxelles

    Sermon sur la crèche sans visage de Bruxelles

    A la manière de Bossuet

    « Ils ont des yeux et ne voient point. » (Psaume 115)



    Mes frères, quelle image nous est aujourd’hui offerte dans l’espace public de nos cités ?
    Une crèche où les figures sacrées, jadis resplendissantes de lumière, sont désormais réduites à de pâles silhouettes sans visage. O mystère d’aveuglement ! O siècle qui, craignant la clarté du regard divin, préfère la fadeur et la laideur à l’Incarnation !

    Car notre foi est une foi du Visage. Le Dieu que nous adorons, loin de se cacher dans les ombres, a révélé son visage parmi les hommes : visage d’enfant couché dans la crèche, visage d’homme penché vers les pauvres, visage glorieux transfiguré sur la montagne, visage souffrant offert sur la croix. Et l’on voudrait désormais nous présenter une Nativité où nul visage n’ose apparaître ? Quelle étrange ambition que celle de gommer ce que Dieu a voulu manifester !

    On nous parle de neutralité, d’inclusion, d’effacement prudent pour n’offenser personne. Mais n’est-ce pas là une fausse sagesse, un zèle qui n’éclaire point, un scrupule qui finit par détruire ce qu’il prétend respecter ?À force de vouloir plaire à tous, on ne transmet plus rien.
    À force de vouloir tout égaliser, on finit par rendre tout insignifiant.

    O vous qui, par crainte des murmures, laissez dépérir les signes de sens !
    O vous qui, par excès de prudence, ôtez aux symboles leur chair et leur éclat !
    Ne voyez-vous pas que, ce faisant, vous appauvrissez non seulement une tradition, mais l’âme commune de la cité , de la Nation ?

    Il ne s’agit point ici de vivre notre foi, mais aussi de reconnaître qu’un peuple se nourrit de visages, de récits, de formes vivantes et de traditions chrétiennes vivantes. En remplaçant l’Incarnation par une abstraction, vous enseignez aux enfants non la paix, mais l’indifférence ; non le respect, mais l’oubli ; non l’ouverture, mais le vide.

    Revenons, mes frères, au sens véritable du mystère de Noël. Ce n’est pas un décor anodin, mais la proclamation que Dieu s’est fait homme, non ombre, non silhouette, non effacement — homme avec un visage, visage où brille la lumière du monde.

    Que ceux qui façonnent les œuvres publiques s’en souviennent. Qu’ils comprennent qu’effacer le visage, c’est effacer le message. Et que la beauté n’est point un luxe, mais une responsabilité.

    Car si nous renonçons au visage, nous renonçons à la rencontre. Et si nous renonçons à la rencontre, nous renonçons à l’humanité.

     

    Sermon sur la crèche sans visage de Bruxelles

    A la manière de Bossuet

    « Ils ont des yeux et ne voient point. » (Psaume 115)

    Mes frères, quelle vision saisissante se dresse aujourd’hui devant nous dans l’espace public de nos cités ! Une crèche dépouillée, où les figures sacrées, jadis pleines de majesté et de douceur, ne sont plus que des ombres inconsistantes, de pâles simulacres sans visage. Ô spectacle lamentable ! Ô mystère d’aveuglement ! Le siècle, redoutant la splendeur du regard divin, ose préférer la fadeur et la laideur à la lumière, l’effacement à l’Incarnation !

    Car notre foi est foi du Visage. Ce Dieu que nous adorons, loin de demeurer dans les invisibles profondeurs de l’éternité, a voulu se montrer : visage d’enfant reposant dans la crèche, visage d’homme incliné vers les pauvres, visage transfiguré sur la montagne, visage meurtri livré pour notre salut. Et l’on prétend aujourd’hui nous offrir une Nativité où nul visage n’ose paraître ? Quelle témérité ! Quelle révolte contre le dessein même de Dieu !

    On invoque la neutralité, l’inclusion, l’effacement prudent, comme si l’effacement était sagesse. Mais n’est-ce pas là une fausse clarté qui obscurcit ? Un zèle craintif qui consume ce qu’il pense protéger ? À force de vouloir ne blesser personne, on finit par n’enseigner plus rien.

    À force de vouloir invibiliser tout symbole, on vide toute chose de son sens.

    Ô vous qui, par crainte des murmures, laissez se flétrir les signes de la foi !
    Ô vous qui, sous prétexte de prudence, arrachez aux symboles leur chair, leur couleur, leur éclat !
    Ne voyez-vous point que vous n’appauvrissez pas seulement une tradition, mais la cité elle-même, et jusque dans son âme la Nation tout entière ?

    Il ne s’agit pas seulement de vivre notre foi : il s’agit de rappeler qu’un peuple ne subsiste que nourri de visages, de récits, de formes vivantes ; que la mémoire chrétienne a façonné son souffle, ses fêtes, sa beauté. En substituant à l’Incarnation une abstraction sans vie, vous enseignez aux enfants non la paix, mais l’indifférence ; non le respect, mais l’oubli ; non l’ouverture, mais le vide.

    Revenons, mes frères, au véritable sens du mystère de Noël. Ce n’est pas un décor pour passants distraits : c’est la proclamation que Dieu s’est fait homme — non ombre, non silhouette, non néant — mais homme avec un visage, visage d’où jaillit la lumière du monde.

    Que ceux qui façonnent nos espaces publics s’en souviennent :effacer le visage, c’est effacer le message ; et effacer le message, c’est étouffer l’espérance.

    Car si nous renonçons au visage, nous renonçons à la rencontre.

    Et si nous renonçons à la rencontre, nous renonçons à l’humanité.

  • Les nouveaux masques de l’antisémitisme

    Les nouveaux masques de l’antisémitisme

    Aujourd’hui, certains termes comme « philosémite » ou « sioniste » sont utilisés dans l’espace public avec une intention polémique qui dépasse largement leur sens initial. Lorsqu’ils apparaissent dans des messages hostiles, dans des textes ou des discussions, ces mots deviennent des outils rhétoriques servant non pas à décrire, mais à stigmatiser.

    Ce glissement du vocabulaire révèle un phénomène très grave : l’antisémitisme cherche de nouvelles formes d’expression. Au lieu d’assumer ouvertement une haine des Juifs, certains discours réintroduisent cette hostilité sous couvert de critiques politiques ou idéologiques. Ainsi, des mots liés à des débats légitimes — qu’ils concernent la philosophie, la religion ou la géopolitique — se retrouvent chargés d’une connotation accusatrice et essentialisante prônant la haine du Juif.

    Ainsi se dessine une mutation subtile mais profonde : un antisémitisme qui ne se proclame plus frontalement, mais qui avance masqué derrière des termes supposément analytiques. Dans certaines franges du paysage politique ou militant, particulièrement dans certains segments de la gauche radicale comme LFI ou parmi des discours s’inscrivant dans un registre identitaire ou religieux liés à l'islamsme, la critique légitime du politique se métamorphose parfois en mise en accusation globale. Une politique devient un peuple, un débat devient une suspicion, un désaccord se change en stigmate.

    Ce glissement n’est pas anodin. Il transforme des notions précises — qu’elles relèvent de l’histoire des idées, du nationalisme ou de la géopolitique — en véhicules d’hostilité diffuse. Le mot cesse de désigner pour commencer à insinuer. Il ne cherche plus à comprendre, mais à dénoncer. C’est ainsi que se recompose, sous des habits neufs, un antisémitisme qui s’affranchit du vocabulaire ancien pour adopter celui, plus acceptable en apparence, des luttes politiques ou culturelles contemporaines.

    Il importe de rappeler que la critique d’un État, d’une idéologie ou d’un mouvement politique est légitime et appartenant au débat démocratique. Cependant, elle doit rester précisément cela : une critique politique. Dès qu’elle se pare de sous-entendus, de glissements sémantiques, de généralisations qui visent non plus des actes ou des idées mais des personnes, elle cesse d’éclairer et devient instrument de rejet.



    Comprendre cette évolution du langage est essentiel pour mieux combattre ces détournements. Cela suppose de distinguer fermement la critique politique légitime des discours qui visent à cibler ou ostraciser une communauté. Restaurer cette clarté est une étape nécessaire pour lutter efficacement contre toutes les formes contemporaines d’antisémitisme.



    Jacques Déniel

     

  • La Petite dernière un film de Hafsia Herzi.

    La Petite dernière un film de Hafsia Herzi.

     

     

    Pathétique


    Hafsia Herzi possède en tant qu'actrice a, une présence rare : de La Graine et le mulet (2007) à Mektoub My Love Canto Uno et Canto Due (2017) et (2025), jusqu’au récent Le Ravissement (2023), elle impose une intensité charnelle, une vérité de jeu que peu d’actrices de sa génération égalent. Mais cette grâce d’interprète ne se traduit pas, hélas, dans sa mise en scène.

     

    Avec La Petite dernière (2024), adaptation du roman de Fatima Daas, Herzi signe une œuvre qui semble vouloir embrasser un sujet vaste : l’histoire de Fatima, une jeune femme musulmane de banlieue, prise entre ses racines, sa foi, ses désirs, et la difficile articulation de ces mondes dissonants.

     

    La narration tourne à vide, figée dans ses intentions: un combat politique au service du lesbianisme. Les scènes s’enchaînent sans nécessité, certaines très lourdement appuyées, d’autres inutiles, comme si la réalisation cherchait à combler l’absence de souffle par l’insistance.

     

    La Petite dernière est une fiction à thème, didactique et figée, un film pathétique dont la rigidité idéologique et la faiblesse cinématographique évoquent davantage un téléfilm conçu pour illustrer une soirée sociétale sur ARTE qu’un véritable projet de cinéma. Ce film sans grand intérêt artistique est encensé par une critique parisienne plombée par les biais de l'idéologie contemporaine nous ennuie profondément.

     

    Jacques Déniel

     

    La Petite dernière un film de Hafsia Herzi.

    France/Allemagne – 2024 – 1h53

    Réalisation : Hafsia Herzi

    Scénario : Hafsia Herzi

    Interprétation : Nadia Melliti (Fatima), Park Ji-min (Ji-Na), Amina Ben Mohamed (Kamar), Melissa Guers (Nour), Rita Benmannana (Dounia)…

    Distributeur : Ad Vitam Date de sortie : 22 octobre 2025

     

     

  • La Vie d'Adèle d'Abdellatif Kechiche

    La Vie d'Adèle d'Abdellatif Kechiche

    Adèle s’esquive

    Abdelatif Kechiche, auteur des beaux films La Faute à Voltaire, L’Esquive et La Graine et le mulet signe avec La Vie d’Adèle un splendide nouvel opus, Palme d’or de Cannes 2013. Une palme qui a entraîné une envolée de polémiques et d’enthousiasmes délirants, encensée par une certaine critique bien pensante de gauche et critiquée par certains moralistes  de droite, tous aveuglés par le lien idéologique qu’ils firent avec l’actualité du moment (le mariage pour tous, la loi Taubira…). Les premiers y voient un film libertaire prônant le triomphe de leur libéralisme progressiste, les seconds y sont opposés en raison de leur défense des valeurs morales. Pour bien voir ce film, oublions aussi les controverses entre les actrices et le metteur  en scène, relayées avec une stupidité sans égal par les médias.

    Bien sûr, le film n’a rien à voir avec tout le fatras que la gauche a créé autour de cette question sociétale. Affirmons le d’emblée, il s’agit d’un très grand film, une œuvre ambitieuse, servie par une mise en scène implacable et magnifique, des cadres d’une rigueur  et d’une précision absolue, une lumière somptueuse qui irradie le beau visage d’Adèle magistralement interprétée par Adèle Exarchopoulos. C’est une comédienne d’une force incroyable, qui, par la  fragilité de son visage, par ses larmes, sa bave, sa morve sont pour beaucoup dans la fascination suscitée par le film. Les émotions d’Adèle sont comme un fleuve en crue, elles l’emportent et nous submergent créant une empathie profonde avec l’actrice et le personnage.

    Mais surtout, une fois de plus le cinéaste nous parle d’un sujet qui lui tient à cœur : la transmission. Ce plaisir de la littérature et de la découverte du monde passe par le personnage d’Adèle dont la vocation d’enseigner est la seule certitude dans un monde sans repères.

    Adèle est d’origine sociale modeste, cultivée et intelligente. Elle ne trouve un écho à ses interrogations que dans les œuvres de Marivaux ou de Laclos et s’adapte mal au monde qui l’entoure. La vulgarité de ses camarades de classe, filles et garçons, obsédés par les questions sexuelles la perturbe. Sa relation amoureuse avec un jeune homme gauche et quelque peu inculte renforce son mal être. Perdue, un soir où elle est sortie dans un bar gay et lesbien avec un ami, Adèle rencontre une étudiante aux Beaux Arts, Emma jeune femme aux cheveux bleus, croisée quelques temps auparavant dans la rue et dont la beauté et le mystère  l’émeuvent. Très vite, le charme vénéneux  d’Emma l’entraine dans une relation charnelle et passionnée et l’introduit dans un monde artistique dont elle ignore tous les codes.

    Si Abdellatif Kechiche donne une importance majeure aux séquences d’amour physique. Il filme avec une crudité abrupte de longues scènes de sexe entre les deux  jeunes filles qui renvoient le spectateur à son rapport au voyeurisme. Le vrai sujet de Kechiche est la capture du réel, des moments de vie d’une certaine jeunesse  dans la France contemporaine. Le travail et les valeurs de partage, de transmission, y trouvent peu leur place, dominé par le vide d’une société festive et illusoire.

    Deux mondes s’opposent, ici, même si jamais, le cinéaste ne juge, filmant toujours avec justesse chaque personnage. Celui de la bourgeoisie-bohème et celui d’Adèle. Sa patience et sa volonté d’enseigner, de transmettre sa simplicité et sa dignité contrastent avec la superficialité du milieu artistique, les discours maladroits et souvent vide de sens sur l’art, le sentiment de vanité et de fatuité exaspérante qui s’en dégagent. Face à ce monde factice, et à la relation de plus en plus tendue qui se noue entre Adèle et Emma, au comportement déstabilisant et au caractère égoïste et dominateur de cette dernière, le malaise s’installe pour un spectateur perplexe devant l’hébétude triste d’Adèle au milieu d’un monde qu’elle ne comprend pas (la scène de la Gay-Pride à Lille est particulièrement éloquente, Adèle à le regard vide, absente de ce moment que visiblement elle ne partage pas).

    La Vie d’Adèle est dans la grande tradition du cinéma naturaliste (c’est le côté Pialat de Kechiche) et réaliste (son côté réalisme social rappelant Grémillon et Duvivier). C’est aussi, finalement, un grand film moral au même titre que L’Esquive qui s’interroge sur la perte des valeurs et le triomphe de la bêtise. Le tout, filmé en trois heures de grâce pour voir à la fin, dans une image très symbolique, une jeune femme qui décide s’esquiver, à tous les sens du terme.

    Jacques Déniel

     

    La Vie d'Adèle d'Abdellatif Kechiche

    Réalisation : Abdellatif Kechiche

    • Scénario : Abdellatif Kechiche, Ghalya Lacroix

    • d'après : la bande dessinée Le bleu est une couleur chaude

    • de : Julie Maroh

    • Image : Sofian el-Fani

    • Producteur(s) : Vincent Maraval, Brahim Chioua, Abdellatif Kechiche
    • Production : Wild Bunch, Quat'Sous Films

    • Interprétation : Adèle Exarchopoulos (Adèle), Léa Seydoux (Emma), Salim Kechiouche (Samir)...

    • Distributeur : Wild Bunch Distribution

    • Date de sortie : 9 octobre 2013

    • Durée : 2h59

  • Mektoub My Love: Canto Uno, un film d’Abdellatif Kechiche

    Mektoub My Love: Canto Uno, un film d’Abdellatif Kechiche

    La grâce du réel



    Avec La Faute à Voltaire (2000), L’Esquive (2003), La Graine et le Mulet (2007) et bien sûr La Vie d’Adèle (2013), Abdellatif Kechiche a patiemment construit une œuvre majeure, un territoire de cinéma où se rencontrent la vérité des corps, la rugosité du monde social et la quête presque mystique de la transmission. Mektoub, My Love: Canto Uno s’inscrit dans cette lignée exigeante, mais il en représente aussi une forme d’accomplissement, tant il pousse plus loin encore l’ambition du cinéaste : capturer la vie dans son flux, dans son présent, dans sa lumière.

    Comme souvent, les polémiques, les procès d’intention et les idioties médiatiques ont précédé ou suivi la sortie du film. On a parlé de complaisance, de voyeurisme, de provocation. On a oublié l’essentiel : le cinéma de Kechiche n’est jamais un scandale, mais un geste de vérité. Et Mektoub en est sans doute l’exemple le plus lumineux.

    Dès les premières scènes, la posture du cinéaste est claire : il s’agit de retrouver ce qu’aucun autre ne filme plus — la durée, les silences, la maladresse, les hésitations, les joies simples d’un groupe de jeunes dans le Sud de la France des années 1990. On danse, on mange, on parle, on rit, on se frôle, on s’épie. Rien ne semble déterminer l’histoire et pourtant, tout est essentiel. Car Kechiche, fidèle à son esthétique naturaliste héritée à la fois de Pialat pour l’émotion brute et de Grémillon ou Duvivier pour le réalisme social, refuse tout artifice narratif.

    Amin, le héros discret, incarne cette vision. Tandis que son cousin Tony multiplie les conquêtes et que la belle Ophélie vit déchirée entre l’engagement et le désir, Amin observe. Il regarde la vie à travers l’objectif d’une caméra comme s’il cherchait à en comprendre la musique secrète. Sa réserve n’est pas une faiblesse : c’est une forme de pudeur, une quête, une promesse. C’est par lui que le film respire.

    La magnificence de Mektoub, My Love tient précisément à ce geste : faire d’un simple retour d’été un événement romanesque. Capable de transformer un dîner familial en drame miniature, un pas de danse en aveu silencieux, une sieste sur une plage en moment de révélation, Kechiche donne une densité inouïe au quotidien. Le soleil brûle les peaux, les regards pèsent lourd, les corps sont des territoires de lutte ou d’abandon. On est au plus près du réel, mais un réel transfiguré par la grâce.

    Comme dans La Vie d’Adèle, le cinéma de Kechiche interroge ici la question du désir et celle de la transmission. Le désir apparaît dans toute sa violence douce, sa vulnérabilité, sa confusion. La transmission, plus souterraine que dans ses précédents films, se loge dans cette relation mystérieuse entre Amin et le monde : dans sa façon de regarder les autres sans les juger, de les aimer sans les posséder, de comprendre que toute existence est fragile et que rien n’est jamais donné.

    Et bien sûr, la sensualité, si souvent reprochée au cinéaste, devient un langage. Elle n’est ni vulgarité ni prurience : elle est vérité anthropologique, expression de la jeunesse dans sa plénitude et son chaos. Les longues scènes de danse — d’une beauté presque hypnotique — renvoient le spectateur à sa propre position : que fait-on quand le cinéma s’approche autant du réel ? Regarde-t-on ? Juge-t-on ? S’esquive-t-on ?

    Mais la force du film est ailleurs : dans la lumière de Sète, dans les rires, dans la chaleur des cuisines, dans l’amitié, dans les vacanciers de passage, dans la douceur d’un soir d’été qui s’étire. Tout cela compose une fresque qui, sous son apparente légèreté, parle de ce qu’il y a de plus grave : le destin, le mektoub, c’est-à-dire ce qui se joue dans les instants où l’on croit que rien ne se joue.

    Mektoub, My Love: Canto Uno est un chef-d’œuvre parce qu’il saisit la vie à mains nues, sans morale, sans discours, avec une honnêteté bouleversante. Et Canto Due, dans son radicalisme, dans son audace, dans sa nuit infinie, confirme que Kechiche est l’un des derniers grands cinéastes du réel, du désir, de la transmission et de la jeunesse.

    Jacques Déniel

     

    Mektoub My Love: Canto Uno, un film d’Abdellatif Kechiche

    France – 2017 -

    Réalisation : Abdellatif Kechiche

    • Scénario : Abdellatif Kechiche, Ghalya Lacroix

    • d'après : le roman La Blessure, la vraie

    • de : François Bégaudeau

    • Image : Marco Graziaplena

    • Producteur(s) : Abdellatif Kechiche, Ardavan Safaee

    • Production : Quat'sous Films, Pathé, France 2 Cinéma, Good Films

    • Interprétation : Shaïn Boumedine (Amin), Ophélie Bau (Ophélie), Salim Kechiouche (Tony), Lou Luttiau (Céline), Alexia Chardard (Charlotte), Hafsia Herzi (Camélia), Delinda Kechiche (Mère d'Amin), Kamel Saadi (Kamel)...

    • Distributeur : Pathé Distribution

    • Date de sortie : 21 mars 2018

    • Durée : 2h55