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  • L’Étranger un roman d’Albert Camus

    L’Étranger un roman d’Albert Camus



    La force des évidences

    Il est des œuvres dont la force tient à leur simplicité apparente, à ce refus obstiné de se plier aux attentes morales ou psychologiques du lecteur. L’Étranger appartient à ce type de romans qui ne démontrent rien, maisnous amène à penser. De ce point de vue, Albert Camus n’est pas seulement un écrivain de l’absurde : il est un écrivain du réel. Le réel brut, non filtré, dépouillé de toute rhétorique. C’est peut-être là que réside la grandeur de ce roman : dans sa manière de poser devant nous l’évidence nue de la vie humaine.



    La voix sans miroir

    Meursault n’est ni un héros ni un anti-héros. Il est un homme que rien ne détourne de la vérité immédiate de ses sensations. La littérature française n’avait encore jamais offert une telle voix : une conscience qui ne se regarde pas, qui ne s’explique jamais, qui ne revendique rien. On a voulu voir dans cette absence de justification une froideur ; c’est plutôt une élégance morale. Meursault ne ment pas, ni aux autres ni à lui-même. Et c’est précisément cette sincérité radicale qui fait scandale. Non qu’elle soit immorale, mais parce qu’elle dévoile la petitesse d’un monde qui exige, avant tout, l'apparence des sentiments.



    Deux actes, un même soleil

    La force du roman tient aussi à la découpe nette de sa composition : une première partie solaire, ouverte, traversée de mer, de lumière, de gestes simples ; une seconde partie close, étouffée, enfermée dans la logique mécanique du procès. Entre les deux, un acte brutal, mais étrangement sans mystère. Car albert Camus ne cherche jamais à donner au meurtre une grandeur romanesque. Le geste fatal sur la plage n’a ni préméditation, ni symbolisme, ni profondeur psychologique. Il surgit comme surgit parfois la vie elle-même : d’un instant où le monde et les sens se dérèglent. La littérature véritable sait reconnaître la puissance de ces instants sans céder à la tentation d’en faire des allégories.



    La phrase comme ascèse

    L’écriture de Camus, dans son dépouillement ascétique, refuse les ornements comme Meursault refuse les conventions sociales. Cette sobriété stylistique est choix : la phrase est courte, précise, découpée comme une lame. Tout ce qui pourrait encombrer la conscience est éliminé. Il en résulte une beauté âpre, singulière, où chaque mot porte son propre poids sans dépendre d’une émotion fabriquée.



    Le procès du sentiment

    Quant à la seconde partie, elle est l’un des grands portraits de l’injustice ordinaire dans la littérature française — non pas l’injustice d’un système politique, mais celle, plus banale, plus universelle, des hommes qui exigent d’autrui les sentiments qu’ils attendent pour eux-mêmes. Ce que le tribunal reproche à Meursault, ce n’est pas d’avoir tué un homme, c’est d’avoir refusé de jouer la comédie sociale du remords et du pathos. C’est là que le roman atteint à une vérité anthropologique bien plus profonde que toutes les lectures idéologiques qu’on voudrait lui plaquer : rien n’est plus inquiétant pour la société qu’un homme qui dit la vérité sans trembler.



    La grandeur du refus

    La dernière révolte de Meursault, dans sa cellule, n’est pas philosophique, pas même existentielle. Elle est vitale. Elle renoue avec tout ce que le roman a mis en scène : une fidélité à soi-même, une acceptation totale de la condition humaine, un refus des consolations faciles. Loin d’être un pessimisme, cette attitude atteint une forme de grandeur — cette grandeur tranquille de ceux qui ne demandent rien au monde, si ce n’est d’être ce qu’il est.



    L’évidence d’un livre humain

    On a beaucoup glosé, depuis, sur ce que Albert Camus aurait voulu dire. La vérité est plus simple : L’Étranger ne démontre pas, il montre. Il ne dénonce pas, il constate. Il ne juge pas, il révèle. La littérature, la vraie, ne parle jamais à la place des personnages ; elle leur laisse toute la surface du texte. Camus n’a jamais prétendu écrire un roman politique : il a écrit un roman humain. Et c’est parce qu’il a refusé de plier son œuvre à une thèse que son livre traverse le temps avec une force inchangée.

     

    Jacques Déniel

     

     

    L’Étranger un roman d’Albert Camus – Editions Gallimard - 1942

  • Dossier 137 de Dominik Moll

    Dossier 137 de Dominik Moll

    Coupable, forcément coupable



    Un voyage vers la colère

    Paris, 8 décembre 2018. La famille Girard, originaire de Saint-Dizier en Haute-Marne – ville en difficulté économique malgré l’implantation de la BA 113, dotée du chasseur Rafale, fleuron technologique de l’armée de l’air – se rend à Paris pour participer à une manifestation du mouvement des Gilets jaunes. Détendus et calmes, la mère, ses deux fils, sa fille et son compagnon Rémy chantent avec entrain Siffler sur la colline, de Joe Dassin, durant leur trajet vers la capitale. Malheureusement, le fils aîné, Guillaume, 20 ans, est grièvement blessé par un tir de LBD en pleine tête, tandis que Rémy est arrêté puis condamné à trois mois de prison.



    Moll face aux violences policières

    Avec cette huitième fiction, Dominik Moll, réalisateur intéressant mais jamais totalement convaincant, décide d’aborder le sujet des violences policières. Il suit l’enquête menée par Stéphanie, commandant de police à l’IGPN(1), interprétée par Léa Drucker, une nouvelle fois juste et remarquable. Servi par une mise en scène sèche et rigoureuse, par des cadres au cordeau, par la belle lumière du chef opérateur Patrick Ghiringhelli et par un montage ingénieux et captivant, le film s’impose comme un polar tendu et nerveux.



    Une œuvre politique fragile

    C’est également une œuvre politique ambiguë qui aurait pu être précise et nuancée, mais qui se trouve, selon moi, desservie par les biais idéologiques de son réalisateur : la police y est présentée comme violente envers les manifestants et les habitants des banlieues, et comme bénéficiant d’une forme d’impunité en raison du poids de ses syndicats et de la volonté supposée des autorités politiques et judiciaires de minimiser ces faits.

    Les bavures existent et sont parfois reconnues. Des policiers sont incarcérés, et l’affaire Nahel en est une illustration, même si elle demeure très controversée. Mais la police peine également à assurer la sécurité, l’ordre et le calme républicain, notamment faute de soutien suffisant.

    La faiblesse d’un récit

    Dommage que la belle facture cinématographique de Dossier 137 soit affaiblie par quelques phrases appuyées visant la police, les élites économiques ou les autorités. La faiblesse du film tient surtout à une scène peu crédible, véritable coup de force scénaristique : la présence, derrière une fenêtre du troisième étage d’un grand palace, d’une femme de chambre noire qui a filmé la scène et permet d’étayer l’accusation.

    Le coup de force scénaristique a toujours pour fonction de servir une démonstration. Pourtant, la force et la subtilité d’un récit, la multiplicité des points de vue et une mise en scène attentive à révéler le réel devraient suffire. Dommage : il semble difficile pour Dominik Moll de passer du statut de réalisateur à celui de cinéaste.

    Jacques Déniel

     

    (1) IGPN : Inspection générale de la Police nationale.Service du ministère de l’Intérieur chargé de contrôler l’action des policiers, d’enquêter sur les manquements éventuels et de veiller au respect de la déontologie au sein de la police nationale.

     

     

     

    Dossier 137 de Dominik Moll

    France – 2025 – 1h55

    Interprétation: Léa Drucker (Stéphanie), Théo Navarro-Musy (Mickael Fages), Théo Costa-Marini (Arnaud Lavallée), Valentin Campagne (Rémi Cordier) Guslagie Malanda (Alicia Mady) Stanislas Mehrar (Jérémy), Côme Peronnet (Guillaume Girard), Mathilde Riu (Sonia Girard), Jonathan Turnbull (Benoît Guérini)…



    Sortie en salles le mercredi 19 novembre 2025

  • Gilda un film de Charles Vidor,

    Gilda un film de Charles Vidor,

    L’éclat noir d’une passion captive



    On réduit souvent Gilda à une image : Rita Hayworth, gant noir, sourire assuré, faux abandon. On oublie ainsi le film, sa rigueur discrète, et surtout la manière dont Charles Vidor construit autour de cette figure lumineuse un espace qui ne cesse de la contraindre. Gilda n’est pas un triomphe de glamour : c’est une histoire de forces qui s’observent, se jugent et s’épuisent.

    Ce qui frappe d’abord, c’est la manière dont le film inscrit son intrigue dans une sorte de clair-obscur moral. L’Amérique du Sud n’y est qu’un décor vaguement exotique ; ce qui s’y joue appartient au film noir le plus classique : ombres persistantes, visages pris au piège, dialogues qui esquivent plus qu’ils n’éclairent. Johnny Farrell, narrateur trop assuré de sa propre version des faits, avance comme s’il connaissait déjà les issues — mais c’est précisément son erreur. Le film ne cesse de contredire son regard.

    Gilda apparaît alors non comme une femme fatale, mais comme la cible mouvante d’une série de projections masculines. Hayworth lui donne une présence que le film accompagne sans jamais la figer : une femme que l’on regarde avant de l’écouter, et qui finit par jouer avec cette évidence pour se défendre. Derrière son insolence affichée, il y a une fatigue, presque une lassitude : celle de devoir sans cesse composer avec les récits que les hommes écrivent à sa place.

    Le triangle qu’elle forme avec Johnny et Ballin Mundson est moins un ressort dramatique qu’une configuration d’emprisonnement. Mundson règne par le contrôle, Johnny par la jalousie. Gilda, elle, n’a pour elle que l’espace instable du masque. Ce n’est pas tant la passion que le film décrit que la manière dont l’un et l’autre tentent de s’assurer que Gilda reste exactement ce qu’ils veulent voir. Là réside la vraie violence du récit : dans cette incapacité à laisser à un être la place d’exister en dehors du rôle qu’on lui assigne.

    La mise en scène suit cette idée avec une précision presque invisible. Les plans serrés resserrent les corps et, parfois, les immobilisent. Les scènes où Gilda se croit seule — un chant murmuré, un geste de lassitude — sont les seules où le film lui accorde un peu d’espace. Le reste du temps, elle est cernée. La célèbre scène du strip-tease, qu’on brandit souvent comme un sommet de sensualité hollywoodienne, n’a de sens que dans ce cadre : elle n’a rien d’un moment de liberté. C’est un acte de provocation, presque de désespoir. Gilda rend aux hommes l’image qu’ils lui imposent, mais en la déformant suffisamment pour qu’elle devienne un miroir ironique.

    Si Gilda continue de fasciner, c’est qu’il s’agit moins d’une grande histoire d’amour que d’un film sur les illusions du regard. Un film où la lumière, magnifique, n’est jamais charitable. Elle dévoile, certes, mais toujours en rappelant qu’elle ne montre qu’une part du vrai. Dans cet éclat surveillé, Gilda ne triomphe pas ; elle persiste, ce qui n’est déjà pas si mal.

    Jacques Déniel

    Gilda un film de Charles Vidor - 1946

    États-Unis – 1946 – Film noir/Drame/Romance

    Interprétation : Rita Hayworth, Glenn Ford, George Macready, Joseph Calleia, Steven Geray...

  • La Voix de Hind Rajab, un film de Kaouther Ben Hania

    La Voix de Hind Rajab, un film de Kaouther Ben Hania

    Problématique d’un enjeu moral

    La Voix de Hind Rajab est pour certains un témoignage bouleversant, pour d’autres une preuve absolue d’un prétendu génocide perpétré par l’armée israélienne, pour d’autres encore dont je fais partie un film qui pose problème pour des questions de morales cinématographiques.

    La Voix de Hind Rajab est une fiction inspirée de faits réels. La cinéaste a choisi le parti-pris de réaliser un documentaire-fiction construit sous la forme d’un huis clos étouffant au sein d’un centre d’appel du Croissant-Rouge. Les comédiens qui interprètent les secouristes, jouent en un pseudo temps réel, leurs écoutes de l’appel de la petite fille palestinienne Hind Rajab - l’enregistrement authentique de la petite Hind - coincée dans une voiture, entourée de membres de sa famille morts (un crime de guerre?).

    Un dispositif fondé sur l’écoute et la mise en tension

    Le film, servi par une mise en scène très cadrée ne montre fort heureusement aucun plans de violence explicite liés à la guerre en cours menée par Israël contre les terroristes du Hamas. Kaouther Ben Hania, fonde sa mise en scène sur l’utilisation de la parole véridique de Hind Rajab mélangée aux réponses de ses comédiens. Elle filme la parole, les silences, les bruits de guerre, ainsi que sur l’impuissance des secours, la tension qui s’installe entre-eux et instaure un suspense sur-dramatisé malaisant et malhonnête sur l’issue de la situation. Tous les spectateurs allant voir ce film connaissent l’histoire vraie et tragique de Hind Rajab. Cette manière de filmer le réel entre retenue apparente et dramatisation jouée pose question. L’horreur n’est pas montrée mais est donnée à entendre — et surtout à ressentir par une médiation théâtralisée.

    Quand le réel devient matière de fiction psychologique

    Kaouther Ben Hania transforme le réel en matière première d’un thriller psychologique dont la force émotionnelle devient paradoxalement une faiblesse. Le matériau utilisé, le réel : l’enregistrement de la voix d’une enfant confrontée à l’horreur de la guerre possède une intensité qui impose compassion et stupeur. Sa charge affective est insoutenable. Dès lors, comme pour la représentation de la Shoah au cinéma la question fondamentale arrive : un film peut-il, et doit-il utiliser cette voix, la mettre au centre d’un documentaire qui devient par sa mise en scène habile une fiction ? Comment l’utiliser sans la dénaturer ?

    Absence de distance critique et primat de l’émotion

    Le dispositif retenu repose sur la diffusion de la parole d’une enfant en plein désarroi. Pas de contextualisation, pas de distance ni de travail critique réflexif sur la manière de montrer. Le film démontre et la cinéaste choisit de mettre cette voix brute comme pivot central émotionnel autour duquel elle ordonne le jeu des comédiens, les plans sur les visages des opérateurs et secouristes, les lumières crues du centre d’appel, la musique et le montage. Le spectateur doit ressentir viscéralement ce drame. Tout l’enjeu du film est de transformer la douleur authentique en levier dramaturgique, destiné à provoquer une émotion maximale. L’utilisation de cette voix comme moteur narratif semble alors devenir une véritable exploitation émotionnelle, un instrument affectif qui en confisque la dignité.

    Une question éthique majeure

    Peu importe la légitimité du sujet ; ce qui interroge, ici, c’est la manière dont il est mis en scène. La sidération l’emporte sur la réflexion, l’intensité affective écrase la complexité de la situation. La cinéaste est trop consciente du pouvoir qu’exerce son matériau. Sur le plan éthique, l’interrogation est cruciale : peut-on mobiliser la voix d’une enfant terrorisée sans la surdéterminer, sans la transformer en un instrument moral au service d’une cause ? La cinéaste ne semble pas se poser ces questions. Elle s’appuie sur cette douleur brutale, faisant usage d’un témoignage fragile qui exigeait une mis en forme d’une rigueur extrême qui évite les scènes spectaculaires et dramatisées et qui pose une réflexion sur ce qu’implique l’acte de montrer ou de faire entendre.

    Un rappel théorique : Rivette et la question de l’abjection

    À cet égard, la réflexion de Jacques Rivette dans son excellent texte De l’abjection (1) demeure éclairante. Critiquant le fameux “travelling de Kapò”, Rivette écrivait : « Voyez cependant, dans Kapo, le plan où Riva se suicide, en se jetant sur les barbelés électrifiés ; l’homme qui décide à ce moment de faire un travelling-avant pour recadrer le cadavre en contre-plongée, en prenant soin d’inscrire exactement la main levée dans un angle de son cadrage final, cet homme n’a droit qu’au plus profond mépris. ». Si la situation diffère — Kaouther Ben Hania évite toute esthétisation visuelle — l’enjeu moral est similaire : comment filmer, comment représenter, comment mettre en scène une détresse réelle sans la transformer, fût-ce involontairement, en spectacle ? Rivette rappelait que la mise en scène impose toujours un regard, et que ce regard peut devenir indécent dès lors qu’il manipule la douleur au lieu de la penser. Le film de Ben Hania ne commet pas une « faute de cadre », comme dans Kapò, mais il opère une mise en émotion qui, elle aussi, soulève une question de légitimité.

    Une œuvre contestable par sa mise en scène

    Le film de Kaouther Ben Hania me semble une œuvre contestable non pour son sujet — tragique, dur et réel — mais par la manière dont elle en dispose. En misant presque exclusivement sur le choc affectif, la cinéaste transforme cette voix enfantine en instrument narratif, substituant l’émotion, le pathos à la compréhension. Le cinéma peut et doit pouvoir montrer la douleur. Mais pour cela, il doit impérativement résister à la tentation du spectaculaire. Malheureusement dans La Voix de Hind Rajab, l’émotion submerge au point de desservir le réel qu’elle prétend défendre.

    Jacques Déniel

    (1) De l’abjection de Jacques Rivette, consacré au film Kapo de Gillo Pontecorvo - Cahiers du cinéma, numéro 120 - juin 1961

    La Voix de Hind Rajab
    Tunisie – France – 2025 – 1h29 – VOSTF
    Réalisation : Kaouther Ben Hania

    Musique : Amine Bouhafa
    Interprétation : Saja Kilani (Rana Hassan), Faqih, Motaz Mahess (Omar A. Alqam), Amer Hlehel (Mahdi M. Aljamal), Clara Khoury (Nisreen Jeries Qawas)...
    Note : Le film inclut des enregistrements téléphoniques originaux avec la voix de Hind Rajab.
    Production : Tanit Films, Mime Films, JW Films, RaeFilm Studios
    Distribution : Jour2fête

    Sortie :
    26 novembre 2025

     

  • Jeu, set et match un film d’Ida Lupino

    Jeu, set et match un film d’Ida Lupino

     

    Ombre portée du rêve américain



    Faux éclat du film sportif

    Sous la surface lumineuse du film sportif, Jeu, set et match déploie un récit autrement plus âpre. Ida Lupino feint d’embrasser les codes du genre pour mieux les déplacer. Le tennis, filmé sans emphase ni lyrisme, n’est ni la scène d’un accomplissement héroïque ni le décor d’une épopée triomphante : c’est un espace contraint, un terrain où s’exercent des forces sociales, affectives, économiques qui dépassent l’individu. Lupino ne cherche jamais à magnifier la performance. Elle s’intéresse de manière presque clinique à ce que l’effort répété fait au corps et à l’âme, à ce que la compétition exige en renoncement. Le sport n’est pas un idéal, mais une mécanique, et la jeune Florence une rouage que l’on aiguise et que l’on use. Le film prend alors des airs de contre-chant : derrière la grâce des gestes, la dureté d’un système.

    Un cinéma qui scrute l’intime

    Lupino appartient à cette famille d’artistes qui préfèrent l’observation au spectaculaire. Dans la tradition de ses films indépendants, elle cadre serré, filme les silences, les hésitations, les instants où la façade se fissure. Sa caméra, souvent posée à hauteur de regard, épouse le point de vue de Florence. Ce regard intérieur transforme le film en étude de la contrainte : contrainte du milieu, contrainte familiale, contrainte du destin que d’autres tracent pour soi. Ce qui se joue ici n’est jamais bruyant. C’est la pression sourde, obstinée, de tout un environnement qui pousse la jeune fille vers une carrière dont elle est l’instrument plutôt que l’auteur.

    La mère, miroir brisé de l’ambition

    Au cœur du film, Milly Farley règne avec une intensité presque tragique. Claire Trevor lui donne une profondeur rare : Milly n’est ni monstrueuse ni antipathique. Elle est le produit d’un monde où la valeur sociale se mesure à la réussite, où l’ascension est une promesse et un fardeau. Par sa fille, elle croit pouvoir racheter sa propre vie, effacer ses regrets, se donner une seconde chance. Lupino observe cette mère avec une compassion cruelle : elle montre comment l’amour, mélangé à la frustration, se transforme en cage. Milly incarne la figure de la parente pour qui l’enfant n’est plus un être autonome mais la projection d’un rêve inaccompli. Cette ambiguïté, au lieu d’être expliquée, est incarnée, palpable dans la moindre scène domestique, où la tendresse se mêle au commandement.

    Florence, l’apprentissage d’une liberté fragile

    Face à cette emprise maternelle, Florence apparaît d’abord comme une silhouette docile, une adolescente qui semble glisser dans le rôle qu’on lui assigne. Le film raconte sa lente émergence, la naissance d’une parole qui hésite, chancelle, puis se fortifie. Son désir pour Gordon n’est pas une romance conventionnelle : c’est l’irruption du possible. Avec lui, elle entrevoit un monde où l’on n’attend rien d’elle sinon ce qu’elle est. Ce simple espace d’écoute devient un antidote à l’impératif de performance. Lupino filme avec une grande justesse ce moment où l’héroïne comprend que le refus peut être une victoire. Ici, l’instant décisif n’est pas le point final d’un match, mais la capacité à dire non à une carrière qui lui vole son intimité.

    Les marchands du talent

    L’univers du tennis professionnel, que le film dépeint avec une ironie discrète, apparaît comme un écosystème vorace. Le manager Fletcher Locke n’est pas un antagoniste caricatural : il est le visage d’une logique économique qui transforme la vocation en marchandise. Son alliance tacite avec Milly Farley révèle l’imbrication entre ambition familiale et intérêts commerciaux. Lupino dessine ainsi un paysage où l’individu se dissout dans la logique du rendement. Le sport devient un marché, et les jeunes talents des ressources à exploiter, non des êtres à guider. Cette lucidité confère au film une tonalité presque documentaire.

    La banlieue américaine, décor de l’inquiétude

    Si le tennis offre la surface brillante du récit, c’est la maison familiale qui en constitue la véritable scène. L’Amérique suburbaine de l’après-guerre s’y déploie avec ses salons ordonnés, ses pelouses impeccables, son confort de façade.Mais derrière cette quiétude se loge une tension profonde : celle des aspirations sociales qui étouffent plus qu’elles ne libèrent. Le film montre, sans appuyer, comment la quête de respectabilité engendre des violences discrètes, des frustrations qui trouvent dans les enfants un exutoire. Lupino s’inscrit ici dans une tradition critique à laquelle elle donne une tonalité profondément féminine : l’analyse du foyer non comme refuge, mais comme lieu de pression.

    Un cinéma de résistance

    Au terme du film, Florence n’est ni héroïne triomphante ni victime brisée. Elle s’est simplement affirmée. Cette nuance est essentielle : Ida Lupino ne croit pas au grand renversement, au geste spectaculaire. Son cinéma est celui de la résistance silencieuse, des micro-victoires qui redonnent aux personnages leur densité humaine. En refusant les récits préfabriqués, elle s’attaque à la mythologie de la réussite à l’américaine, dévoilant les fissures d’un système qui consacre les gagnants mais broie les fragilités. Jeu, set et match est un film discret mais tranchant, porté par une lucidité qui fait aujourd’hui encore sa modernité.

    Jacques Déniel

    Jeu, set et match (Hard, Fast and Beautiful)

    États-Unis / 1951 / 78 min

    D'après le roman American Girl de John R. Tunis.

    Réalisateur : Ida Lupino

    Assistant réalisateur : James Anderson

    Scénariste : Martha Wilkerson

    Société de production : The Filmakers Producteur : Collier Young

    Directeur de la photographie : Archie Stout

    Interprètes : Claire Trevor (Milly Farley), Sally Forrest (Florence Farley), Carleton G. Young (Fletcher Locke), Robert Clarke (Gordon McKay), Kenneth Patterson (Will Farley), Marcella Cisney (Mademoiselle Martin), Joseph Kearns (J.R. Carpenter), Ida Lupino (une spectatrice du match de tennis)

     

     

     

     

  • Rio Grande un film de John Ford

    Rio Grande un film de John Ford

     

     

    Ligne de front, ligne de cœur

     

    Fin des années 1870, le Colonel de cavalerie , Kirby York accueille dans son régiment son propre fils, le jeune Jeff, recalé à West Point. Séparée de York depuis un épisode tragique de la Guerre de Sécession, Kathleen, la mère de Jeff, intervient auprès de son époux pour qu’il n’accepte pas le jeune homme dans sa garnison. La guerre contre les Indiens fait rage, et la mère craint pour la vie de son fils…

     

    Les éclats d’une trilogie blessée

    Lorsqu’on évoque la première trilogie de la cavalerie de John Ford, on cite volontiers Fort Apache (1948) et La Charge héroïque (She Wore a Yellow Ribbon1949), œuvres vénérées. Rio Grande, tourné en 1950, bien moins aimé par la critique a longtemps souffert d’une réputation de film de commande pour les besoins et les exigences du studio. Cette légende critique, pourtant, s’effondre dès que l’on regarde le film avec attention. Car ce que Ford offre ici n’est pas un western ordinaire, mais un récit profondément humain où se nouent l’amour, l’Histoire et la mémoire d’une nation divisée.

    Le retour du combat

    Ce qui frappe d’abord, c’est l’ouverture. Une compagnie de cavalerie rentre au fort après une bataille meurtrière. Les hommes avancent au ralenti, les épaules voûtées, sous la musique grave de Victor Young. Les femmes attendent, la gorge serrée. Ford filme la défaite intérieure, la fatigue, la souffrance écrite sur les visages. Aucun triomphalisme, aucune rhétorique glorieuse — seulement le poids du réel. Cette séquence impose d’emblée la tonalité du film : une méditation sur le coût humain de la guerre.



    Monument Valley, cathédrale des solitudes

    Puis le film s’ouvre sur les vastes étendues de Monument Valley, ces formations minérales que Ford a transformées en cathédrales de cinéma. Quelques scènes y sont tournées, comme des respirations dans le récit. La roche rouge, les plateaux lointains, le ciel infini donnent au film une dimension mythique, mais aussi une profondeur morale : l’homme y apparaît petit, vulnérable, perdu dans un monde plus ancien que ses querelles.



    Une famille éclatée

    Au cœur du film se trouve une famille brisée. Kirby Yorke (John Wayne), officier rigoureux, porte en lui un passé qu’il ne peut effacer. Pendant la Guerre de Sécession, il a brûlé la plantation sudiste de sa femme, Kathleen Yorke (Maureen O’Hara), obéissant au devoir mais trahissant l’amour. Cet acte, jamais représenté à l’écran mais constamment évoqué, hante chacun de leurs gestes. Leur fils, Jeff Yorke (Claude Jarman Jr.), échoue à West Point et devient simple soldat sous les ordres de son père. Toute la douleur du film se cristallise dans cette situation : un père contraint de traiter son fils comme un subalterne, une mère venue supplier qu’on lui rende un enfant qu’elle a déjà perdu une première fois.



    Un foyer brisé au milieu de la guerre

    Les scènes de retrouvailles entre Kirby et Kathleen comptent parmi les plus belles de Ford : regards suspendus, voix retenues, émotion palpable dans la moindre inflexion. Il ne filme jamais l’amour de manière appuyée ; il filme ce qui reste quand il a été blessé. L’expression des sentiments se loge dans une tasse posée, un souvenir évoqué, une chanson qui réveille ce qui dormait.



    Fraternité, humour, loyauté

    Autour d’eux gravitent les soldats, personnages fordien par excellence, et notamment le sergent Quincannon (Victor McLaglen), mélange irrésistible de clown et de roc, capable d’un humour tonitruant comme d’une loyauté absolue. Les Sons of the Pioneers, déjà présents dans Wagon Master, ajoutent une note chaleureuse et presque sacrée à l’ensemble. Leurs ballades accompagnent le film comme un chœur venu des origines du pays.



    Père et fils

    L’un des moments les plus bouleversants survient lorsque Yorke, pénétrant dans une église en ruines pour sauver des enfants kidnappés par les Apaches, aperçoit enfin son fils. Jeff, pourtant héros de l’instant, apparaît simplement comme un enfant parmi les enfants. Ford affirme ici, sans discours, que la virilité guerrière s’efface devant l’amour d’un père. Dans ce simple geste — un regard qui tremble — réside l’une des subversions les plus délicates du western classique.



    La traversée du Rio Grande

    Lorsque le film se conclut sur la traversée du fleuve, ce n’est pas seulement une opération militaire qui s’achève, mais un mouvement intérieur. Le Rio Grande cesse d’être frontière : il devient passage, réconciliation, promesse. Le couple se retrouve, le fils retrouve une place, et la communauté, un avenir.

    Rio Grande est un film secret, pudique, immense par sa simplicité même. Un film où les paysages de Monument Valley dialoguent avec les fissures du cœur humain. Un film où le mythe de l’Ouest s’ouvre à la tendresse, où la marche de la cavalerie se transforme en marche vers le pardon. Un œuvre qui prouve, en silence, que la grandeur de Ford réside moins dans les chevauchées que dans l’attention qu’il porte à ce qui tremble.

     

    Rio Grande un film de John Ford

    d'après la nouvelle de James Warner Bellah

    interprétation: John Wayne, Maureen O’Hara, Victor McLaglen, Claude Jarman Jr, Ben Johnson...

    Musique : Victor Young

    États-Unis – 1950 – noir et blanc – western – 1h45