La Source de Bergman : La grâce à l’épreuve du Mal
La Source de Bergman : La grâce à l’épreuve du Mal
Une parabole médiévale à la simplicité implacable
La Source (Jungfrukällan, 1960) est l’une des œuvres les plus limpides et les plus cruelles d’Ingmar Bergman. Adaptant une ballade suédoise du Moyen Âge, le cinéaste tisse sous l’apparente simplicité du conte une méditation profonde sur le mal, la culpabilité, la foi et le silence de Dieu. Rien, dans cette histoire dépouillée, n’est laissé au hasard : chaque geste, chaque silence, chaque souffle de la nature participe à une réflexion qui dépasse la seule époque médiévale.
Le scandale du mal
Le destin de Karin, jeune fille lumineuse envoyée à l’église, bascule dans une violence brute lorsque trois vagabonds la rencontrent au détour d’un chemin forestier. Bergman refuse toute explication psychologique : le Mal surgit dans son caractère nu, injustifiable, comme une blessure infligée au monde. La scène centrale, filmée sans effets, déploie la dimension scandaleuse d’une violence qui contredit toute idée d’ordre ou de justice. Le film pose, frontalement, la question d’un univers où l’innocence n’a plus de protecteur.
Figures féminines et tension spirituelle
Autour de Karin gravitent deux présences qui élargissent la portée mythique du récit.
Sa mère, Märeta, chrétienne sincère mais rongée par la culpabilité, porte en elle une tension entre foi et ressentiment, entre amour maternel et douleur intime.
Quant à Ingeri, la jeune servante enceinte, son ambivalence la rend fascinante : attirée par des rites païens, taraudée par la jalousie et la peur, elle semble percevoir dans la forêt une présence que les autres refusent de voir. À travers ces trois figures féminines se déploie un paysage spirituel complexe : le christianisme institutionnel, la croyance intuitive, et une spiritualité archaïque qui persiste dans les marges.
La nature comme personnage
La forêt suédoise n’est jamais un décor. Sculptée par la lumière blanche de Sven Nykvist, elle devient une force autonome, un espace où l’ordre humain se dissout. Le vent, les troncs, les rivières semblent observer les personnages ; la nature, indifférente mais présente, accueille l’innocence comme la violence. Bergman filme cet univers comme un sanctuaire mouvant, un seuil entre les croyances, un lieu où l’invisible affleure. Le rythme lent, presque liturgique, confère au film une dimension de rituel : chaque déplacement, chaque regard, chaque ombre devient un signe possible.
La vengeance : entre justice et archaïsme
Lorsque Töre découvre le corps de sa fille, il s’abandonne à une vengeance rituelle qui semble dépasser sa seule conscience morale. Son geste, d’une lenteur solennelle, évoque les rites d’un paganisme enfoui : purification au bouleau, retour instinctif à une justice antérieure au christianisme. Bergman montre l’homme déchiré entre foi et violence, entre la demande de justice et la contamination par le mal qu’il cherche à punir. La vengeance ici n’apaise rien : elle creuse davantage le gouffre moral.
La source : miracle de la Rédemption
À l’endroit où Karin a été tuée, une source jaillit soudain. Ce surgissement, que le père perçoit comme une réponse divine et qui peut sembler ambigu est un miracle. La consolation de la grande miséricorde de Dieu. La source énigme, présence muette ouvre une brèche dans le désespoir sans totalement le refermer. Elle signifie, la possibilité d’une grâce, mais une grâce qui ne supprime ni le mal ni la douleur : seulement une eau, claire, fragile, pour laver les corps et les consciences pour ceux qui accepte la Rédemption.
Le silence de Dieu
Comme souvent chez Bergman, Dieu n’est ni absent ni présent : il est silencieux. Les personnages cherchent des signes dans un monde où les réponses ne se livrent jamais clairement. La source elle-même ne résout pas les contradictions du film ; elle les révèle. La Source interroge ainsi la relation entre l’homme et le divin : une relation faite de doute, de supplication, d’attente de vertige et de miséricorde.
Conclusion : un film de douleur et de lumière
Par son dépouillement, par la puissance de ses symboles, par la présence sacrée de la nature, La Source demeure l’un des films les plus troublants de Bergman. Œuvre de souffrance et de lumière, elle affronte les questions essentielles : comment vivre dans un monde où le Mal surgit sans cause ? Que vaut la justice humaine ? Une source — fragile, improbable — jaillit dans une terre dévastée. C’est peut-être là que réside la grâce : dans cet instant où l’eau commence à couler, sans effacer la douleur, mais en offrant une possibilité de recommencement. Bergman est fidèle à la cantate du XIVeme siècle dont il s'est inspiré et filme un drame qui se situe entre la tragédie grecque et le théâtre élisabéthain. La Source est un authentique chef-d’œuvre cinématographique. Perfection de la mise en scène : l’angoisse, les cris, la beauté ou l'énigme du monde nous sont exposés à l'aide de cadres, de lumières, de mouvements de caméras subtils, de regards, de bruits, de cris, de chuchotements, de gémissements et de silences.
Jacques Déniel
La Source (Jungfrukällan) Suède – 1960 - 89 minutes
Réalisation : Ingmar Bergman, Scénario : Ingmar Bergman et Ulla Isaksson, d’après une ballade médiévale suédoise (Töres döttrar i Wänge)Photographie : Sven Nykvist
Interprètes principaux : Max von Sydow (Töre), Birgitta Valberg (Märeta), Gunnel Lindblom (Ingeri), Birgitta Pettersson (Karin), Axel Düberg, Tor Isedal, Allan Edwall, Axel Slangus, Gudrun Brost, Oscar Ljung…