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Une certaine idée du cinéma le blog de Jacques Déniel - Page 10

  • I Confess - La Loi du silence d'Alfred Hitchcock

    I Confess - La Loi du silence d'Alfred Hitchcock

    La force du pardon divin



    Je tenais à revenir sur l'un des chefs-d'œuvres de Sir Alfred Hitchcock, I Confess (La Loi du silence 1953) adapté d'une pièce de théâtre de Paul Anthelme Nos deux consciences parue en 1902.

    Québec, une nuit le père Logan (Montgomery Clift), prêtre catholique surprend son sacristain Otto Keller (réfugié allemand, interprété par Otto Eduard Hasse) en détresse dans l'église. Entendu en confession par le prêtre, il lui avoue qu'il vient de tuer l'avocat Villette. L’enquête est menée par l’inspecteur Larrue (Karl Malden) qui, suite à ses observations et des témoignages, soupçonne Logan qui partage avec Ruth Grandfort (Anne Baxter) un secret pouvant s'avérer compromettant.

    Issu d’une famille catholique fervente, Alfred Hitchcock croyant et pratiquant, revient dans ce long-métrage sur des thèmes prégnants dans son œuvre: la faute, la culpabilité, la figure de l'innocent accusé présente dans (Le Faux coupable (1957) mais aussi dans The Lodger (1926), Les 39 marches (1935) , Jeune et Innocent (1937), Frenzy (1972)... Mais, une fois n'est pas coutume, il associe à la défaillance et la dureté de la justice humaine, la force et le pardon de la justice divine. C'est sans aucun doute, le seul film où le cinéaste traite de manière aussi directe de la question de la grandeur de la foi .

     

    Dans La Loi du silence, il aborde la question de la Foi, d'une manière radicale, frontale avec un grand sens de l'ascèse et de l'efficacité dans sa mise en scène. L'intrigue policière du film – connue des spectateurs – repose sur un postulat appartenant aux règles de l'église Catholique, le secret de la confession (1) et sur la droiture morale du père Logan. Le cinéaste a le génie de centrer son film sur la confession. Le meurtrier se confesse au prêtre. Ruth Grandfort confesse à son mari Pierre puis à l'inspecteur et au procureur son secret d'amour pour le père Logan. Le prêtre doit rendre des comptes à la police et à la justice...

    C'est l'une des œuvres les plus sombres de Hitchcock. Logan, un prêtre habité, complexe, marqué par une douleur muette – sans doute due à ce qu'il a vécu comme soldat engagé pendant la guerre 39/45 – va accomplir un véritable parcours christique. Des crucifix présents dans de nombreux plans et une scène faisant référence à la passion du Christ – celle où le prêtre, accusé déambule dans la ville, dominé par une grande statue de la passion du Christ, nous rappellent le sacrifice de Jésus pour racheter les péchés des hommes. Le père Logan, exemplaire est prêt à donner sa vie pour demeurer fidèle à sa foi. Pour cela, il va subir les jugements du tribunal, le mépris et la haine populaire. Mais, il mène, infaillible, un combat contre les forces des ténèbres. Le meurtrier Otto Keller, machiavélique, est sous l'emprise de Satan. L'amour et la miséricorde du prêtre lui permettront de recevoir le pardon divin.

    La Loi du silence est aussi un vrai film policier de suspense hitchcockien comportant plusieurs séquences d'une grande force expressionniste. Dans la première scène lorsque le meurtrier, Otto Keller sort de la maison de l'avocat, sa silhouette se découpe, immense, diabolique, évoquant celle de M le maudit de Fritz Lang. Les scènes où L'inspecteur Larrue, teigneux, anticlérical et opiniâtre – le meilleur policier de toute l’œuvre du cinéaste – mène une enquête implacable et précise sont passionnantes. Jamais le suspense ni la tension policière ni judiciaire ne faiblit.

     

    La Loi du silence curieusement considérée comme une œuvre mineure du cinéaste, souvent mal comprise (2) s'avère être un superbe film métaphysique d'une intensité dramatique et d'une beauté plastique fascinante grâce à une thématique éminemment hitchcockienne (le faux coupable), à la photographie noir et blanc très expressive de Robert Burks (3), aux interprétations inoubliables et troublantes de Montgomery Clift et Anne Baxter, et au jeu précis et concis de Karl Malden et Otto Eduard Hasse.



    Jacques Déniel



    I Confess - La Loi du silence Un film d'Alfred Hitchcock

    États-Unis – 1953 – 1h35 – V.O.S.T.F

    Interprétation: Montgomery Clift , Anne Baxter, Karl Malden, Otto Eduard Hasse, Dolly Haas, Brian Aherne, Roger Dann...

    (1) "Nous savons, nous les catholiques, qu’un prêtre ne peut pas révéler un secret de la confession, mais les protestants, les athées, les agnostiques, pensent : « C’est ridicule de se taire ; aucun homme ne sacrifierait sa vie pour une chose pareille." Hitchcock/Truffaut, ou Le Cinéma selon Alfred Hitchcock, est un livre d'entretien de François Truffaut avec Alfred Hitchcock , paru en 1966 aux éditions Robert Laffont.

    (2) Lire la critique anticléricale plein de contre-sens dans le Alfred Hitchcock de Bruno Villien (Éditions Colona 1982).

    (3) Chef opérateur sur douze des grands chefs-d'œuvres de Hitchcock



  • The Lightship Le Bateau-phare

    The Lightship Le Bateau-phare / 1985

    Tragédie en haute mer

     

    à Alain Philippon

     

     

     

    Le Bateau-phare est un film noir, âpre, tendu, cru. Une tragédie sombre et éclatante qui allie sens du spectacle, intelligence du monde et plaisir de cinéma. C’est à la fois une œuvre d’une grande liberté formelle et de ton, et un film d’aventure et de divertissement pouvant toucher un assez large public, du cinéma métaphysique éblouissant et une mise en scène très rigoureuse et très physique.

     

    Le Bateau-phare est la première réalisation de Skolimowski pour Hollywood, et il est assez insolite de constater que la totalité du film se déroule en dehors du territoire des États-Unis, en haute mer, entre Europe (l’Angleterre) et Amérique, dans un no man’s land qui lui permet de confronter d’une fort belle manière le ­cinéma européen au cinéma américain, la liberté de ton et d’invention du ­premier aux contraintes, impératifs du spectacle et codes des genres du second. Servi par un scénario superbe (d’après Feuerschiff, un roman de Siegfried Lens adapté par William Mai et David ­Taylor) auquel il a collaboré, Skolimowski convoque à bord du bâtiment, commandé par un capitaine d’origine allemande, des personnages-types du cinéma américain, des mauvais garçons, des gangsters. Le film agit comme une double métaphore : le bateau-phare comme îlot de résistance envahi par la fiction américaine, et comme monde de la loi et du devoir agressé par le crime, le mal. De cette confrontation jaillit la beauté du ­cinématographe. La force implacable de la mise en scène de Skolimowski, rugueuse, sans concession ; la rigueur tranchante de son montage ; son sens du cadre, acéré, aigu ; la virtuosité des ­déplacements et actions mêlant rigueur des traits, célérité des gestes, sauvagerie des actes ; le lyrisme de la musique de Stanley Myers en font une ascèse flamboyante.

     

    L’action se passe entièrement sur un bateau-phare – immobile, arrimé en pleine mer, sa mission est d’alerter les autres navires du danger encouru dans les parages – commandé par le capitaine Miller. Il recueille trois étranges naufragés qui prennent l’équipage en otage et requièrent le départ du navire pour se rendre à un mystérieux rendez-vous. Unité de lieu, temps restreint (quelques heures), action minimale (l’enjeu est ­

    de prendre la direction du bateau), ­personnages aux caractères bien trempés – le capitaine Miller (Klaus-Maria Brandauer), homme de devoir et de parole, magnifique d’obstination butée ; Alex Miller (Michael Lyndon, le propre fils du cinéaste), son fils, jeune désabusé, très distant de son père à qui il reproche un comportement passé trouble ; le docteur Caspary (Robert Duvall), sublime figure de gangster dandy, maléfique et séduisant ; Eddie, malfrat psychopathe, cruel et malsain ; Eugène, son frère, un gros truand, compulsif et violent, et tous les membres de l’équipage volontaires, travailleurs, têtus – font de ce film un opus particulièrement travaillé par les obsessions du cinéaste. Oppression du huis clos, monde isolé, contamination du mal, laideur du monde et des liens sociaux, rapports père/fils, honneur et devoir, respect de la loi et sa violation, esclavage et liberté sont les thèmes développés par le ­cinéaste avec une intelligence et une finesse rares. Économie de parole et d’action rythment le film qui nous montre avec brio et détermination farouche le comportement exemplaire d’un père, et héroïque d’un capitaine, qui ne cède pas une once de terrain au mal ; altier, incorruptible, sûr de ses choix, il affronte le docteur Caspary, brillant, éloquent, moqueur, diabolique. Miller est porté par la force de sa croyance au ­devoir, à la loi. Sa foi dans la droiture humaine est aussi impressionnante et atteint la même opacité butée que celle de Jeanne d’Arc face à ses juges. Il ne cédera pas, quoi qu’il arrive. Dans cet univers restreint, fixe, étouffant, anxiogène, il représente à la fois la figure du père roide, bienveillant – entaché par une faute surgissant de son passé – et celle de la loi pour Alex et pour son équipage face à celle de père malveillant et séducteur qu’incarne Caspary, qui entraîne au crime ses fils adoptés, Eugène et Eddie. Les scènes où Miller et Caspary se regardent, se toisent, se parlent sont symptomatiques de cet affrontement entre le bien et le mal, la loi et le crime. La grande intelligence de Skolimowski est de jouer avec le capital de sympathie que nous accordons à chacun des deux personnages : le capitaine bourru, ferme, peu disert, digne et hautain peut nous sembler désagréable tandis que le docteur, ironique, enjoué, brillant, bavard, d’une intelligence retorse peut nous séduire par ses discours sur le libre arbitre, la ­liberté et l’esclavage, la volonté de ne ­satisfaire que ses désirs. Magnifique ­séquence de discussion dans la cabine entre les deux hommes où tous les enjeux et la tension sont rendus à l’écran par les plans d’un crayon roulant à terre entre eux. Une autre très belle scène ­répond à cette dernière : Caspary entre dans la cuisine, appelant Eugène qui vient d’être tué par Nate et est couché sur le sol, tandis que le pot et la coupe de glace au chocolat abandonnés par le gros truand glissent au fil du tangage du bateau.

    Cette œuvre au noir, vertigineuse par la violence hallucinante de certaines séquences – celle où Eugène tue l’oiseau de Nate le cuisinier, la vengeance sanglante de ce dernier, la séquence finale, d’une tension brute et sèche – nous livre une grande leçon de morale humaniste, une belle histoire de transmission. Un homme seul, incompris, injustement soupçonné de lâcheté – durant la ­Seconde Guerre mondiale, il commandait un destroyer de la marine américaine ; venu au secours d’un bateau en feu, touché par un sous-marin nazi, il donna l’ordre de poursuivre le sous-marin, abandonnant les naufragés dans la mer en flammes ; la cour martiale l’innocentera, lui donnant raison d’avoir accompli sa mission – maintient la loi, l’autorité, le sens du devoir contre les forces du mal. Il transmet à son fils et à son équipage ses valeurs. Son courage et sa dignité l’amènent dans la scène finale à se comporter en héros qui sacrifie sa vie pour que les valeurs humanistes et le sens de l’honneur l’emportent, pour se racheter du poids terrible que lui cause l’épisode dramatique de la guerre. Le capitaine meurt apaisé, libéré de sa culpabilité, dans les bras de son fils qui lui dit tout bas : « Papa ». Désormais, le fils peut être un homme, un père certainement.

    Les difficultés de la filiation ; l’amour­/haine entre pères et fils, la transmission des valeurs, l’horreur de la société gangrenée par le mal, l’isolement dans un monde forclos, comme dans Travail au noir, la mécanique et la contamination du mal, la perversité et la monstruosité des êtres humains sont abordés avec pertinence et subtilité dans ce film sous haute tension. Pour que le droit et la morale l’emportent, il faut que l’équipage entier soit contaminé par le mal advenu à bord par l’irruption des malfrats, des anges de la mort. Ainsi du second au mécanicien, en passant par le bosco, le cuisinier et le fils du capitaine, tous sont gagnés par les pulsions de violence et deux passent à l’acte (Nate et Alex), mus certes par la volonté de libérer le navire, par la légitime défense – celle-là même qu’invoque Caspary en tête à tête avec Miller, lorsque Eddie tue le bosco –, mais aussi par la vengeance pour Nate. Pour que le bien advienne, il faut que le mal se répande, que tous les individus, sauf le capitaine, soient souillés par lui, qu’ils le commettent. Terrible drame, où s’affrontent deux conceptions de l’humanité, celle du devoir et de la transmission des valeurs contre celle du désir absolu et de la contamination du mal. Transmettre contre contaminer, tel est l’enjeu de ce huis clos qui a la grandeur d’une tragédie racinienne.

    Jacques Déniel

     

    Le Bateau phare un film de Jerzy Skolimowsky

    États-Unis - 1985 - 1h29 - V.O.S.T.F.

    Interprétation: Klaus Maria Brandauer, Michal Skolimowski, Robert Duvall, Arliss Howard, T1m Phillips, William Forsythe....

     

     

  • House of Bamboo (La Maison de bambou) de Samuel Fuller

    House of Bamboo (La Maison de bambou) de Samuel Fuller

    Violence de l'amour

     

    Lors de la rétrospective qui a été consacrée au cinéaste américain Samuel Fuller à la Cinémathèque française du 3 janvier au 15 février 2018, j'ai revu plusieurs de ses films. Quatre nouveaux et très bons ouvrages sur son œuvre cinématographique sont sortis en librairie ainsi que le portrait du cinéaste réalisé par sa fille Samantha Fuller (édité par Carlotta films).

     

    House of Bamboo (La Maison de bambou) est l'un, voire le plus beau film de Samuel Fuller. Recyclant des thèmes et des éléments cinématographiques propres au film noir, il atteint avec ce long métrage de 1955, un classicisme formel épuré. Sa mise en scène est totalement maîtrisé. C'est une œuvre d'une grande facture cinématographique et picturale tournée au Japon. Le film est servi par un usage particulièrement virtuose du CinemaScope et de la couleur et par un choix intelligent des acteurs principaux: Robert Ryan (Sandy Dawson), Robert Stack (Eddie Kenner/ Spanier), Shirley Yamaguchi [Yoshiko Otaka (Marika)], Cameron Mitchell (Griff), tous excellents, qui vont lui permettent de jouer habilement sur les troubles sentimentaux et sexuels des protagonistes. Pour la photographie, Fuller embauche comme chef opérateur Joseph MacDonald qui a déjà travaillé avec lui, ainsi qu'avec Nicholas, Ray, Edward Dmytryk, John Huston... La lumière de Joseph MacDonald magnifie les décors intérieurs et extérieurs choisis et donne au cinéaste la possibilité de saisir avec son sens aigu de la mise en scène les espaces spécifiques du Japon. Utilisant des mouvements de grue élégants qui lui permettent d'accentuer la profondeur de champ, Samuel Fuller se sert de sa remarquable et ingénieuse science du mouvement dans les scènes d'attaque: celle splendide du train au début du film sur fond du Mont Fuji qui apparaît entre les jambes du soldat mort, celles des hold-up tout particulièrement le second qui voit des hommes arrivés par bateau faire un braquage où la virtuosité et la rapidité de l’exécution sont superbement mis en scène, celle de l’exécution brute et sèche de Griff par Dawson, et, bien sûr l'extraordinaire séquence de fin spectaculaire, âpre, tendue, vertigineuse, du duel entre Kenner et Dawson sur la grande roue surplombant la ville de Tokyo.

    Le film raconte l'arrivée au Japon d'un militaire américain, Eddie Kenner -qui se fait passer pour Spanier, un gangster sorti de prison-, chargé de s'introduire au sein d'un gang de malfaiteurs qui ont abattu un ancien GI, afin de les confondre. Pour arriver à ses fins Eddie approche la belle Mariko épouse de l'homme abattu. Il va faire semblant de se mettre en ménage avec elle. Eddie attaque des maisons de jeu ce qui l'amène à rencontrer la bande de Sandy Dawson, tous d'anciens militaires. Dawson propose à Eddie de rejoindre son gang pour participer à des hold-up. Mais les relations vont évoluer, se dégrader dans la bande. Dawson se prend d'amitié pour Eddie au détriment de son second, Griff qui, jaloux le prend très mal. Kenner se décide à informer Mariko dont il est amoureux, qu'il travaille pour la police américaine et japonaise. Il lui confie une mission. La bande de Dawson décide de braquer dans les rues du centre de Tokyo, un fourgon blindé transportant une énorme somme d'argent. Mis au courant que la police est sur les lieux, Dawson annule l'opération et tue son second Griff dont il pense qu'il est devenu traître par dépit. Apprenant la vérité, Dawson monte un stratagème ingénieux pour supprimer Kenner/Spanier.

    Ce film tient une place particulière dans l'histoire du film de gangsters. C'est la fin de l'époque classique de ce sous-genre du film noir, typiquement américain. Samuel Fuller qui en est parfaitement conscient après avoir tourné en 1953 Pickup on South Street (Le Port de la drogue) cherche une nouvelle voie pour renouveler le genre et développer ses idées cinématographiques, esthétiques et philosophiques. Pour cela, il utilise quatre éléments essentiels: filmer de manière la plus réaliste possible le Japon et donc l'exotisme de la situation, opposer par contrastes aux films noirs tournés de nuit dans des villes claustro-phobiques des scènes de jour tournées en extérieur, choisir la couleur et le CinemaScope au lieu du noir et blanc et du format 1/33, écrire un scénario riche d'idées entremêlant le genre et les situations amoureuses. Ces choix de mise en scène capitaux lui permettent de magnifier son cinéma et de faire évoluer le genre.

    Son scénario assez complexe mêlant trame policière classique, histoires sentimentales, amoureuses et désirs sexuels, des éléments assez peu conventionnels dans un film noir de cet époque donne au film son ton unique. Très vite, un trio, puis un quatuor amoureux se met en place entre Dawson, Kenner/Spanier, Mariko et Griff. Leurs relations sentimentales, leurs désirs cachés créent un trouble insidieux et profond dans le film, rien d'explicite au sujet de l'homosexualité -cela n'intéresse pas Fuller-, mais une tension sèche et violente mue par des pulsions inavouables traversent le film. Lorsque l'on cherche à mieux comprendre les relations entre Dawson et Spanier, Spanier et Mariko, Griff et Dawson nous constatons que le désir et par conséquent la jalousie sont les moteurs de leurs relations troubles. Clairement, Dawson n’a aucune relation féminine. Il dirige et vit avec un groupe d'hommes. Il héberge Spanier sous son toit, une façon de le faire sien, de le dominer, ce qui alimente très vite la jalousie de Griff. La relation entre Spanier et Mariko est tout d'abord d'ordre policière puis au fil de l'action naît une histoire sentimental et de désir entre eux, très prégnante dans la scène éminemment sensuelle de la douche.

    Dans ce film noir à la fois classique et atypique Samuel Fuller réussit à nous parler des relations compliquées entre les États-Unis et le Japon au moment du tournage en 1955 due à la tragédie de Hiroshima à la fin de la Seconde Guerre mondiale, dans une atmosphère de tension et de pulsions sexuelles au sein d'une bande de gangsters virils, d'une histoire amoureuse inter-raciale entre un militaire américain et une Japonaise. Comme dans The Crimsom Kimono, ou China Gate, Samuel Fuller s’appuie sur sa fascination pour une culture très différente de la culture américaine. Tout au long du film, il ne cesse de nous montrer dans de nombreux plans les différences de culture. Ces plans simples et somptueux , détaillent les manières de se vêtir de se nourrir et les décors des appartements: objets, mobilier, structure des maisons de bambous... A travers l'histoire au parfum d'exotisme entre Spanier et Mariko, Fuller nous dit son amour de l'Orient, son rejet du racisme quel qu’il soit, sa détestation de la violence, lui qui pourtant n'hésite jamais à commencer ses films sur des scènes sèches et violentes -ici l'assassinat du GI dans la campagne dominée par le Mont Fuji. En nous contant la lutte menée par Eddie Kenner (Spanier) contre le pillage du Japon par une bande de malfrats ainsi que son histoire d'amour avec Mariko, le cinéaste nous montre comme une sorte de rachat possible des fautes des Etats-Unis d'Amérique.

    Tous les interprètes du film s’avèrent justes et émouvants. Robert Stack se montre convaincant, sec, rude dans la façon de jouer le rôle de Kenner/Spanier. Robert Ryan, un habitué des films noirs est l’interprète idéal pour Dawson, ce chef de bande autoritaire, violent et cruel mais aussi souvent tendre et à l'écoute de ses hommes. Shirley Yamagushi donne au personnage de Mariko, une justesse et une profondeur émotionnelle. Quasi inconnue en Occident, elle était une actrice et chanteuse célèbre au Japon et en Chine. Quant à Cameron Mitchell, grimaçant, tendu et nerveux il compose de belle manière le rôle de Griff, l'homme délaissé par Dawson. Dans House of Bamboo comme souvent dans le cinéma de Samuel Fuller, il s'agit de parler des autres, de l'autre: l'asiatique, le malfrat, le traître, le noir, l'indien, l'ennemi. La force de film limpide où violences et amours irradient l'écran est de ne pas juger ses personnages, de les laisser vivre leurs contradictions et de les amener à affronter l'autre en l'aimant ou le tuant. La Maison de bambou nous confirme que Samuel Fuller est un cinéaste majeur.

    Jacques Déniel

    House of Bamboo (La Maison de bambou) de Samuel Fuller États-Unis – 1955 – CinemaScope – Couleurs – 1h42 – un film de Samuel Fuller Interprétations: Robert Stack ( Eddie Kenner / Spanier), Robert Ryan (Sandy Dawson) Shirley Yamaguchi (Mariko), Cameron Mitchell (Griff), Brad Dexter (le Capitaine Hanson), Sessue Hayakawa ( l'Inspecteur Kito)...

    Dvd de La Maison de Bambou en copie restaurée (Twentieth Century Fox: collection Hollywood Legends).

    Dvd A Fuller Life, un portrait atypique et passionné du grand cinéaste américain Samuel Fuller Un film de Samantha Fuller édité par Carlotta Films

    Actualités littéraires sur Fuller: Fuller, un homme à fables de Jean Narboni (Éditions Capricci), Samuel Fuller, le choc et la caresse sous la direction de Jacques Déniel et Jean-François Rauger (Éditions Yellow Now) Samuel Fuller, jusqu'à l'épuisement de Frank Lafond (Éditions Rouge Profond) et Le film et le champ de bataille : Samuel Fuller, The big red one de Didier Semin (Édition Échoppe) tous sortis en décembre 2017 et janvier 2018.

  • Samuel Fuller, vision de l'impossible

    Samuel Fuller, vision de l'impossible

    Jacques Déniel

     

    Alors, pour la première fois, nous nous apercevons que notre langue manque de mots pour exprimer cette insulte la démolition d’un homme. En un instant, dans une intuition quasi prophétique, la réalité nous apparaît : nous avons touché le fond. Il est impossible d’aller plus bas il n’existe pas, il n’est pas possible de concevoir condition humaine plus misérable que la nôtre. Plus rien ne nous appartient : ils nous ont pris nos vêtements, nos chaussures, et même nos cheveux ; si nous parlons, ils ne nous écouteront pas, et même s'ils nous écoutaient, ils ne nous comprendraient pas. Ils nous enlèveront jusqu'à notre nom : et si nous voulons le conserver, nous devrons trouver en nous la force nécessaire pour que derrière ce nom, quelque chose de nous, de ce que nous étions, subsiste. Primo Levi 1

     

     

    Depuis la fin de la deuxième guerre mondiale et la découverte des camps révélant la monstruosité diabolique des crimes nazis, le problème de la représentation au cinéma des camps de concentration et d'extermination s'est posé. Comment montrer l'indicible? De nombreux documentaires tournés par l'armée soviétique et polonaise ainsi que par les américains existent. John Ford, George Stevens Ray Kelloge, Samuel Fuller,... ont tourné des images de ces camps lorsqu'ils étaient engagés comme soldats dans l'armée des États-Unis d'Amérique pour lutter contre l'Allemagne nazie. Certains de ces films ont été montrés comme preuves au procès de Nuremberg. En 1956, Alain Resnais réalise un documentaire Nuit et brouillard, qui demeure un film de référence bien que l'extermination des juifs n'y soit pas clairement mentionnée. La sortie en 1985 de Shoah, film somme de Claude Lanzmann, est un événement historique politique et moral, salutaire pour lutter contre l'oubli et dire l'horreur avec précision et dignité. De même, de nombreux films de fiction ont tenté de parler des camps ou de la Shoah, de montrer les crimes commis par les Nazis. Certains mettent les spectateurs face à de vrais problèmes d'éthique cinématographique tels Kapò (Kapo de Gillo Pontecorvo - 1959), Schindler's List (La Liste de Schindler - 1993) de Steven Spielberg, La Vita e bella (La Vie est belle - 1997) de Roberto Begnini ou Saul fia (Le Fils de Saul - 2015) de László Nemes. La presse et de nombreux spectateurs ont émis des critiques souvent justes sur ces œuvres2. Ces films ont fait l'objet de vives polémiques, seul Le Fils de Saul y a échappé 3..

    Comment Samuel Fuller, soldat pendant la seconde guerre mondiale a montré et parlé des camps dans ses films, est une question essentielle de son œuvre. Fuller qui a souvent représenté la guerre et la violence de manière sobre, brutale et tranchante dans ses films – en particulier dans The Steel Helmet (J'ai vécu l'enfer de Corée - 1951), Fixed Bayonets (Baïonnette au canon - 1951) sur la guerre de Corée, China Gate (porte de Chine – 1957) sur la guerre d'Indochine ou Merrill's Marauders (Les Maraudeurs attaquent - 1961) se déroulant pendant le seconde guerre mondiale durant la reconquête de la Birmanie – met en scène la représentation d'un camp et la barbarie dans trois de ces films4: Falkenau (1945), Verboten (Ordres secrets aux espions nazis -1959) et The Big Red One (Au-delà de la gloire - 1980). Le cinéaste, par sa participation active comme militaire à la deuxième guerre mondiale, a toute légitimité pour montrer des images. Il a vécu, vu, affronté et filmé pendant la guerre, la folie meurtrière des hommes, l'inimaginable.

    Filmer l'Impossible s'impose d'emblée à Samuel Fuller. En 1945, il combat dans la première division américaine d'infanterie, la Big Red One, reconnue pour sa bravoure et célèbre par son insigne, un 1 rouge vif cousu sur la manche de l'uniforme de ses soldats. En 1943, Fuller, alors au front, reçoit des États-Unis une caméra envoyée par sa mère. Il réalise son premier film, un documentaire tourné en 16mm, noir et blanc et muet dans le camp de concentration de Falkenau. Ce premier film, se trouve dans Falkenau vision de l'impossible d'Émil Weiss, un documentaire réalisé en 1988 consacré à Samuel Fuller, à son vécu lors de la découverte du camp. Emil Weiss le fait s'interroger sur la vérité des images, sur la possibilité de représenter l’univers concentrationnaire. Fuller y affirme sa foi dans le cinéma comme moyen de transmettre les faits historiques aux spectateurs, en particulier aux jeunes générations.

    Lorsque Emil Weiss lui propose de faire ce film, Samuel Fuller accepte de revoir ses images qu'il n'a jamais utilisées dans aucun de ses propres films. Sur ses réticences à se confronter à ses plans, il explique : « Je ne pouvais pas voir mon film car il est cette nuit en Tchécoslovaquie, la fin de toute cette guerre, c’est l’impossible. Pas l’incroyable, ni l’horrifiant, mais un mot simple, que tout le monde peut comprendre, un seul mot. La chose importante, c’est que l’Impossible nous choquait, mais pas au sens où l’on utilise le mot “choc”. C’est plus fort que de rendre malade ou d’horrifier. C’est hypnotiser. Et le silence parmi nos soldats était très lourd, quatre ou cinq jours durant, on a gardé le silence».

    A la fin du film, quand Emil Weiss lui demande s'il est possible de filmer l'horreur des camps dans une fiction, il répond: « Rien n'est impossible avec une caméra mon garçon! Ah, ah! Rien, mais le montrer ça c'est toute la difficulté ». Ces deux citations résument parfaitement la morale de cinéaste de Samuel Fuller, celle qu'il va toujours appliquer à son cinéma. Une morale qu'il s'est forgée en tournant son premier film Falkenau. Ce documentaire, nous fait découvrir la vérité: des hommes, des Nazis ont torturé, laissé mourir de faim et de maladie, exterminé d'autres hommes et femmes internés dans des camps. En particulier, les Juifs5 qu'ils considéraient comme des sous-hommes. Après une brève introduction où il nous explique les conditions du tournage ainsi que celles de la libération du camp, Samuel Fuller nous situe la place des baraquements aujourd'hui disparus à part quelques vestiges des fondations qui demeurent recouverts par les herbes et les ronces. Puis, visionnant Falkenau avec Emil Weiss, il commente en direct les images de ce document saisissant. Il est précis, concis et rigoureux, nous explique l'importance de ces images pour éduquer, enseigner et lutter contre l'oubli. Ce film est l'œuvre d'un amateur mais les tueries sont l'œuvre de professionnels nous dit-il!6 Il nous rappelle les faits, nous parle de l'odeur et de la puanteur des lieux, de la fumée âcre qui s'en dégageait au moment de la libération du camp, revient sur la volonté des notables du village ne pas vouloir voir, de nier l'existence de cette horreur, et précise que certains aujourd'hui continuent de nier l'existence des camps7.

    Sous la direction et le commandement de son chef, le capitaine Richmond, il filme et montre comment les notables du bourg de Falkenau qui prétendent ignorer ce qui se passe dans le camp sont obligés de donner une sépulture décente aux victimes de la barbarie nazie. Suivant les ordres du capitaine Richmond, Ils sortent les morts des baraquements, les allongent sur des draps blancs, les habillent et les transportent sur des charrettes à travers la ville pour aller les enterrer au cimetière

    dans la dignité. La mise en scène imaginée par le capitaine de Samuel Fuller est implacable. Fuller a déjà une maîtrise de cinéaste. Le film est cadré avec pudeur et distance, aucun plan large ni surplombant. Il tourne une suite de plans courts, montés avec un grand sens de la pédagogie.

    Un plan-séquence de quarante quatre secondes montre la proximité du camp de concentration au bourg de Falkenau: un panoramique part du village de Falkenau et se termine sur les corps des morts du camp de concentration situé comme nous pouvons le voir à quelques centaines de mètres. Tous savaient et mentaient! Le cinéma preuve des mensonges et des crimes commis par les Nazis.

    Lorsque Samuel Fuller revient sur la guerre 1939/1945 dans ses films, il utilise cette expérience première. Dans Verboten, l'action se situe en Allemagne à la fin de la guerre et juste après la capitulation de l'Allemagne nazie. David Brent, sergent de l'armée américaine, est blessé. Il est recueilli par Helga Schiller, une allemande habitante de la ville. Amoureux de la jeune femme, David Brent, redevenu civil, retourne après l'armistice dans la petite ville d'Helga. Il travaille au Bureau de l'approvisionnement du Gouvernement militaire américain auprès de militaires et de civils allemands chargés de dénazifier l'Allemagne. Ils luttent contre les Loups garous, un groupe de fanatiques auquel adhère Franz, le jeune frère d'Helga, qui continue de prêcher la haine. Dans une séquence exemplaire Helga conduit son frère assister au procès de Nuremberg. Samuel Fuller construit avec une grande science du montage cette séquence par une série de champs, contre-champs. Il utilise face à ses propres images de fiction, des images documentaires du procès ainsi que d'autres issues de films allemands de propagande ou de films tournés par l'armée américaine projetés au procès. Par cette confrontation aux images du réel, il amène le jeune Franz, mais aussi les spectateurs, à prendre conscience de la gravité des crimes commis contre l'humanité par ces dignitaires nazis... Franz, choqué par ces preuves tangibles des crimes contre l'humanité perpétrés par ses compatriotes se remémore les propos tenus par Bruno Eckart, le chef des Loups garous – de courts flash back s'insérèrent entre les plans documentaires et ceux du visage du jeune garçon, ébranlé – propos similaires à ceux tenus par Hitler, Goering, Goebels, Himmler... Helga oblige son frère à faire face aux images8. Le documentaire est venu au secours de la fiction pour montrer des situations impossibles à reconstituer avec des acteurs. Verboten est une œuvre d'une grande force historique, une leçon de morale cinématographique et humaine.

    En 1979, Samuel Fuller tourne son plus ample et ambitieux long métrage The Big Red One, sur la deuxième guerre mondiale. Il conte l'histoire de la première division d'infanterie américaine, ses campagnes lors des débarquements alliés: opération Torch en Afrique Française du Nord le 8 novembre 1942, Husky en Sicile le 10 juillet 1943 et Overlord en Normandie le 6 juin 1944. Il suit la Big Red One qui progresse à travers la France, la Belgique, L'Allemagne et la Tchécoslovaquie où ses soldats libèrent et découvrent le camp de concentration de Falkenau. Samuel Fuller avait conçu ce projet dès le retour de la paix. Il pensait écrire un livre où l'absence d'émotion aurait son importance dans la façon de raconter les événements vécus par la division à laquelle il avait appartenu comme soldat. L'idée d'un film est né dès la fin des années cinquante9. Il le réalisera trente ans plus tard. Trente années qui lui permettent d'avoir le recul nécessaire sur ce conflit et surtout de trouver comment filmer la découverte du camp.

    Claude Lanzmann pense qu'il est impossible de réaliser un film de fiction sur les camps et la Shoah. Cependant, dans la dernière séquence de The Big Red One, la représentation cinématographique de la découverte du camp de Falkenau est juste et ne met pas les spectateurs en situation de chantage émotionnel. Une suite de plans courts, secs et abrupts nous montre la fureur des combats. Samuel Fuller se place à hauteur d’homme. Nous suivons la progression de la section conduite par le sergent Possum, interprété par Lee Marvin. Un jeune soldat, Zab (Robert Carradine), cigare à la bouche, représente Samuel Fuller.

    Les hommes courent, se plaquent au sol, tirent, lancent des grenades mais aussi tombent fauchés par des tirs de mitrailleuse, de fusils ou l'explosion de grenades. Les corps mêlés de soldats américains et allemands jonchent la terre et s'effondrent parfois dans un parterre de fleurs.

    Le cinéaste nous explique dans Un travelling est une affaire de morale d'Emil Weiss et Yann Lardeau, les raisons pédagogiques de son choix de montrer à plusieurs reprises ces fleurs dans un camp de la mort. Il y avait des fleurs! Les gardes et chefs du camp pouvaient mener là une vie ordinaire et prendre soin des fleurs!10.

     

    Puis, les flammes et la fumée masquent l'action, soudain trois des soldats que nous suivons dans cette campagne se trouvent devant des portes. Brusquement, ils les ouvrent. Le contrechamp est saisissant. Face à eux et à notre regard, apparaissent dans la pénombre, les yeux exorbités de déportés pâles, exsangues. Une suite de champs et contre-champs nous montre sur les visages figés des soldats, la stupeur, l'effarement, et, sur ceux malingres des prisonniers du camp, l'absence, des regards de mort-vivants. Pas de lyrisme, ni de sentimentalité dans ces plans, juste l'effroi de l'indicible11. Les tirs continuent, les américains progressent dans leur prise du camp. Le soldat Griff (Mark Hamill) poursuit un allemand, il arrive au pied d'un bâtiment contre un mur, une fumée noirâtre sort d'une cheminée haute. Il s'approche lentement de la porte entrebâillée du baraquement où s'est réfugié l'ennemi. Il s'arrête figé par la fumée âcre. Prudent, il entre, et nous découvrons avec lui une enfilade de fours aux portes métalliques fumantes. Il tente d'ouvrir l'une d'entre elles. Elle est brûlante. Il se sert de la pointe de son fusil. A ce moment précis, Fuller utilise un contre-champ pris de l'intérieur du four. Griff est sidéré face à ce qu'il voit: des restes de corps humains en train de se consumer. Dans un mélange de folie et de rage froide, le soldat ouvre ensuite un deuxième four dans lequel il trouve le S.S caché . Celui-ci tente de tirer, son arme est enrayée. Alors, Griff tire, tire et tire encore sur l'allemand vidant plusieurs chargeurs de balles. Surpris par les coups de feu répétés, le sergent Possum entre dans le bâtiment et tend un nouveau chargeur à Griff. Il lui tapote doucement le bras et lui dit: « Tu l'as eu, je crois ». Tout la souffrance de ces hommes en guerre face à leur découverte passe par ce geste de solidarité. Aucune émotion, pas de sentimentalité, la guerre et l'horreur sont filmés avec une sécheresse et un ascétisme renforçant leur caractère de folie criminelle. Cette scène est emblématique de ce que Fuller appelle l'Impossible. Griff, hypnotisé ressent une fureur glacée. Sa seule réaction possible est de tirer à plusieurs reprises. Entre les plans de Griff tirant, Samuel Fuller a monté un gros plan de la cheminée des fours crématoires, un très gros plan d'un soldat mort avec en amorce l'épaulette noire de son uniforme S.S. comportant une tête de mort, et, des plans du sergent et de ses trois camarades qui entendent la série de tirs répétés. Fuller nous signifie que l'acte de tuer le soldat allemand est une métaphore de la liquidation de la monstruosité nazie et nous fait comprendre que les camarades de Griff ressentent la même rage de les anéantir.12

     

     

     

     

     

    L’une des séquences les plus fortes du film est celle où le sergent Possum, froid, émacié, un professionnel aguerri par la première et la seconde guerre mondiale13, découvre un jeune enfant décharné. Le visage impassible et le jeu subtile de Lee Marvin renforce la sécheresse de la situation14 et donne à la scène une force morale. Derrière le masque du soldat apparaît un regard de compassion. Il donne à boire à l'enfant, le questionne « Juif ?», « Polonais ?», « Tchèque ?», tente de lui faire manger du fromage. Il sort du baraquement, l'enfant le suit. Ils se retrouvent près d'un cours d'eau... l'enfant met sur sa tête le casque du sergent qui le lui retire. Il ne supporte pas cette image d'un enfant casqué. Le gamin est fatigué. Possum le prend sur ses épaules. Il marche, les yeux au loin, sans se résoudre à admettre immédiatement que le corps sur ses épaules s'alourdit. Il continue de marcher portant l'enfant que la mort a emporté. Tous les scènes de cette séquence de la découverte du camp sont précieuses. Elles font assurément de The Big Red One, un grand film politique et historique entre violence physique et grandeur d’âme.

     

    Dans son entretien avec Emil Weiss, Samuel Fuller a dit ses difficultés à représenter l'impensable, sans avouer sa propre impuissance. Il est important de dire qu'il n’a pas été confronté à l'épreuve de la solution finale, de l’extermination par les gaz. Le camp de Falkenau est un camp de concentration où les hommes, femmes et enfants meurent à cause de l'épuisement par le travail, sous les coups, de dénutrition et de maladies et sont ensuite brûlés dans les crématoires. Il ne s’agit pas d’une mort de masse organisée dans les chambres à gaz. Jamais Fuller n’a reconstitué, dans un film, l’extermination des juifs. Il n'a pas repris ses images documentaires dans ses films de fiction. À Jean Narboni et Noël Simsolo qui lui demandaient « Comment reconstituer l'horreur des camps dans un film ?», Il a affirmé : « Je ne pourrais pas faire ça. Comment pouvez-vous faire « mieux » que les Allemands ? Même dans The Big Red One, je ne pouvais pas montrer ce que j'avais filmé sur place»15 Ainsi du camp de Falkenau, il ne représente dans The Big Red One que des moments clés de sa confrontation à l’Impossible: ceux de la rencontre avec les regards des survivants, les restes humains dans un four crématoire, et la mort inéluctable d'un enfant juif. Rien d’autre! Ces trois films sont pour le cinéaste un devoir de mémoire et d'éducation: A travers des films sur plusieurs générations, on apprend aux enfants à ne pas haïr, à ne pas être violents. (...). A travers les films, on ne fait pas qu'éduquer, on peut faire avancer l'histoire de l'humanité afin que nul ne puisse mentir sur tout ce que vous venez de voir.16 Son film Falkenau l'empêche d'aller au-delà de ces limites dans la fiction. Son sens de la mise en scène et sa probité ont permis à Samuel Fuller de faire un film ample et sec sur la guerre et sur les forces du Mal mais pas de représenter la Shoah, l'Impossible.

    Il a reconstitué des lieux, un camp, des fours crématoires. Il s'est servi de figurants pour jouer les concentrationnaires ou d'un acteur pour l'enfant juif. Il a réussi à éviter le piège du sentimentalisme, même lorsqu'il utilise la musique diégétique (la boîte à musique) et extra-diégétique (une mélodie légère composée par Dana Kaproff) qui accompagne la mort du jeune garçon. De même, la place de la caméra à l'intérieur du four au moment de leur découverte par Griff n'est pas interdite puisque c'est la seule place possible pour signifier l'effroi d'un homme face à l'Impossible. Ces séquences considérées impossibles à filmer par Lanzmann ou Alain Fleischer s'avèrent nécessaires dans The Big Red One. Samuel Fuller a su filmer sans aucune complaisance. Mais aucun film de fiction ne nous fera sortir du noir.

    Jacques Déniel (Samuel Fuller, Le choc et la caresse (2018) Collectif dir. Jacques Déniel et Jean-François Rauger Editeur : Yellow Now)

    1 Primo Levi Si c'est un homme (1947), traduction de Martine Schruoffeneger, Paris Julliard.

    2 Rappelons-nous l'accueil très dur du film Kapo par Jacques Rivette dans son texte De l'abjection Cahiers du cinéma

    n° 120, juin 1961, pp. 54-55. De même, les deux autres films avaient reçu un accueil critique sévère.

    3 Hormis Jean Philippe Tessé dans Les Cahiers du cinéma (numéro 716 - novembre 2015),  Didier Péron , Clément Ghys et Julien Gester dans Libération (3 novembre 2015), Jacques Déniel dans Causeur.fr (novembre 2015), et l'excellent livre Retour au noir d'Alain Fleischer, consacré au film de László Nemes, une réponse au livre admiratif du film Sortir du noir de Georges Didi-Huberman.

    4 Shock Corridor s'il traite de la folie, de la violence, du racisme peut aussi être vu comme une métaphore d'un camp de concentration.

    5 Mais aussi des tziganes, des homosexuels, des allemands résistants , des témoins de Jéhovah, des protestants, des catholiques... des asociaux, des handicapés, des criminels de droits communs...

    6 Dans Falkenau vision de l'impossible d'Emil Weiss.

    7 « Et, il y a encore des gens aujourd'hui qui appellent ça un détail de l'histoire comme Le Pen en France... Certains aux États-Unis disent que personne n'a été torturé, personne n'a été tué, personne n'est mort de faim, personne n'a été gazé ni jeté dans un four mort ou vivant » Samuel Fuller dans Falkenau vision de l'impossible d'Emil Weiss (1988).

    8 « Franz , regarde, Franz, il faut que tu vois ça. On va regarder ensemble. C'est quelque chose qu'on devrait tous voir, que le monde entier devrait voir » propos d'Helga à son frère Franz dans Verboten de Samuel Fuller.

    9 Entretien avec Samuel Fuller par Bill Krohn et Barbara Frank, Cahiers du cinéma n° 311 mai 1980 et n° 314 juillet/août 1980.

    10 « Samantha, ma petite fille a vu le film. Elle ne comprenait strictement rien à ce qu'elle voyait, à tout cet enfer.(...) Les gens qui travaillent dans les camps y vivaient. Les gardes. Ils avaient de petits pots de fleurs devant leur maison.. Je m'étais dit que parce que ma petite fille ne comprenait pas, je tournerai un plan où un des soldats tombe dans les fleurs (...) Elle ne comprenait pas pourquoi ces méchants chez eux avaient de superbes fleurs parce qu'elle adore les fleurs. » dans Un travelling est une affaire de morale d'Emil Weiss et Yann Lardeau, filmé le 14 juillet 1986.

    11 « Ce qu’on voyait, c’étaient des visages avec des yeux noirs comme ceux des rats. Des corps qui ne pèsent rien. Des corps, des corps tout autour ; certains entassés,d’autres jetés épars. (…)Les prisonniers n’arrivaient pas à croire qu’ils étaient libres. Ils ne savaient pas ce qui se passait. Ils savaient une chose : leurs gardiens sont morts.» Il était une fois Samuel Fuller, Histoires d'Amérique racontées à Jean Narboni et Noël Simsolo – Éditions Cahiers du cinéma 1986.

    12 « Rien n'a autant de puissance que quand un jeune de 18 à 21 ans arrive sur place et voit la chose de ses propres yeux. C'est ça l'image que je voulais. Celle où l'on voit pour la première fois, où il comprend pourquoi il se bat » Samuel Fuller dans Un travelling est une affaire de morale, un film d'Emil Weiss et Yann Lardeau, 14 juillet 1986.

    13 Le sergent est un survivant de la première guerre mondiale et il n'est pas mort durant les combats de la Big Red One, comme le dit le colonel sur la plage lors débarquement à Colleville-sur-Mer: « Il y deux sortes d'hommes sur cette plage, ceux qui sont morts et ceux qui vont mourir. Alors, quittons cette maudite plage et avançons vers l'intérieur des terres ».

    14« j'ai tout ce que je veux; c'est absolument aucune expression! Si il y avait la moindre expression, on est bon pour les violons »Samuel Fuller dans Un travelling est une affaire de morale, un film d'Emil Weiss et Yann Lardeau, 14 juillet 1986.

    15 Il était une fois Samuel Fuller, Histoires d'Amérique racontées à Jean Narboni et Noël Simsolo – Éditions Cahiers du cinéma 1986.

    16 Entretien avec Samuel Fuller dans Falkenau vision de l'impossible d'Emil Weiss.

  • The Card Counter un film de Paul Schrader

    The Card Counter un film de Paul Schrader

     

    The Card Counter est Inexorablement un récit glaçant filmé avec sobriété et ascèse. Un film froid, rigoureux, envoutant, fascinant, effrayant et répulsif nous contant l'histoire de William Tell, un militaire sortant de prison après une condamnation pour maltraitance sur des prisonniers à Abou Ghraib magistralement interprété par l'impeccable comédien Oscar Isaac au regard magnétique et glaçant.

     

    Il à appris à jouer pendant son séjour sous les verrous au poker et autres jeux de cartes. Mentaliste, il compte les cartes avec une froideur et une maitrise redoutable. Il fréquente les casinos, fuyant son passé criminel, coupable et inacceptable qui le hante. Il rencontre Cirk (Tye Sheridan convaincant dans son jeu mêlant obsession et fadeur), un jeune homme assez falot et instable qui est possédé par l’idée de se venger du Major John Gordo (extraordinaire Willem Dafoe en agent du Mal) qui a conduit son père - marqué par les mauvais traitements et tortures que le major lui à demandé d'infliger à des prisonniers -, au suicide.

    Sous l'aile amicale et intéressée de La Linda ( Tiffany Haddish, excellente), alors qu'il prépare un tournoi décisif de poker, Tell décide de prendre Cirk sous sa protection, bien décidé à le détourner des chemins de la violence et du mal.

    Superbement éclairé et cadré par le chef-opérateur Alexander Dynan, la mise en scène de Paul Schrader est implacable, rêche, sèche, froide et dure. D'une beauté plastique austère et glaciale, le film nous mène sur les chemins du Mal (effrayantes scènes de prison de Abou Ghraib) et de la barbarie. Captivé par l'inquiétante étrangeté de William Tell et effrayé par son obstination farouche, nous sommes conduits, emportés par le film vers un territoire de l'horreur indicible, le domaine du Diable probablement.

    Bien que The Card Counter soit d'une grande force cinématographique, je suis très gêné par le fait que le cinéaste ne donne malheureusement, quasi aucune chance à son personnage principal qui reste figé et introverti, inéluctablement marqué par son passé traumatique. La faute, le pêché, le Mal, le ronge même lorsqu'il ouvre son cœur et tente de changer le destin du jeune Cirk et de sauver son âme. William Tell ne sait pas ou plus aimer, sa raideur, son rigorisme et la folie furieuse de son expérience vécue le condamne à la vengeance. Indéniablement marqué par son éducation calviniste radicale, le cinéaste n'arrive pas à donner à son héros assez d’amour et de charité afin de trouver enfin le chemin de la rédemption. La fin du film malgré son évidente référence à Pickpocket de Robert Bresson (1) ne laisse pas beaucoup d'espérance à William Tell.

     

    Jacques Déniel

    (1) Oh Jeanne pour aller jusqu'à toi, quel drôle de chemin il m'a fallu prendre dit Michel le pickpocket du film à Jeanne, trouvant enfin la rédemption

     

    The Card Counter un film de Paul Schrader - États-Unis – 2021 – 1h52 – V.O.S.T.F.

    Interprétation : Oscar Isaac (William Tell), Tye Sheridan (Cirk), Willem Dafoe (John Gordo), Tiffany Haddish (La Linda), Joel Michaely (Ronnie)...

  • Le Fils de Saul de Laszlo Nemes

    Auschwitz comme si vous y étiez !

    Le Fils de Saul de Laszlo Nemes

     

    « Personnellement, je pense que toute fiction est impossible, c’est une évidence-butoir. Pour moi, il y a un interdit de la représentation, de la figuration »  Claude Lanzmann (1)

     

    Depuis sa présentation au dernier Festival de Cannes, où il a reçu le Grand Prix du Jury, Le Fils de Saul, le film de László Nemes, la critique, presque unanime ne cesse de chanter ses louanges.  Hormis Libération qui a osé poser la question de la représentation de la Shoah, les Cahiers du cinéma et quelques autre voix discordantes, c’est un véritable concours de superlatifs. Les chaînes de télévision, les ondes radios, dans la presse écrite et web, dans les associations professionnelles de cinéma, chez les directeurs de salle art et essai et les exploitants, tout le monde encense le jeune réalisateur hongrois, ancien assistant du cinéaste Bela Tarr. Même Claude Lanzmann dont on connaît la position tranchée et très juste sur la représentation de la Shoah à l’écran (voir citation ci-dessus) a adoubé le film, lors de sa projection à Cannes (bien qu’il en ait raté les vingt premières minutes). Pour le réalisateur de Shoah le Fils de Saul : « c’est l’anti-Liste de Schindler (…) ». Quant à  László Nemes, Lanzmann qui l’avait rencontré à Cannes le trouve « jeune, intelligent, beau (sic) et conclu que « il a fait un film dont je ne dirai jamais aucun mal ». De nombreux experts, critiques, philosophes, historiens tels Christian Delage, Annette Wieviorka, Antoine de Baecque ou l’historien d’art Georges Didi-Huberman - auteur d’un petit livre très élogieux (2) - participent à la promotion et la défense de ce film que personne n’attaque…  

     

    Pourquoi cette quasi-unanimité autour du Fils de Saul ? Pourquoi sommes-nous sommés d'aimer, de défendre, de programmer ce film qui pourtant pose bien plus de problèmes que La Liste de Schindler de Steven Spielberg ou La Vie est belle,  la comédie de Roberto Begnini ? Pourquoi ne peut-on plus se poser la question de la représentation cinématographique de la Shoah à l'écran ? Pourquoi cette démission intellectuelle ? Parce que le film adoubé par Claude Lanzmann bénéficie de ce fait d'une caution morale indiscutable? Parce que le cinéaste est entré dans le panthéon des auteurs dès son premier film présenté en compétition à Cannes ? Parce que ce jeune cinéaste est jeune, beau et intimidant et se réclame de Robert Bresson (un comble tant son film n'a strictement rien de commun avec ce cinématographe rigoureux, ascétique et moral) ? Parce qu’une partie de ses aïeux sont morts exterminés dans les camps ?

     

    Personnellement je continue à penser que la fiction cinématographique ne peut pas s’emparer de la représentation de la Shoah, et quand bien même elle le fasse, le minimum est que cela suscite le débat, la réflexion, la controverse comme l’avaient fait en leur temps, et à juste titre, La Liste de Schindler (avec la séquence de suspense inacceptable des douches ou celle de la coloration en rouge du manteau d’une petite file au milieu d’une foule en noir et blanc) ou La Vie est belle. Plus encore, il serait important de se rappeler les remarques de Jacques Rivette concernant le film Kapo de Gilles Pontecorvo « Voyez cependant, dans Kapo, le plan où Riva se suicide en se jetant sur les barbelés électrifiés : l’homme qui décide à ce moment de faire un travelling avant pour recadrer le cadavre en contre-plongée, en prenant soin d’inscrire exactement la main levée dans un angle de son cadrage final, cet homme n’a droit qu’au plus profond mépris » (3).

     

    Venons-en au film que j’ai vu, hors de la foire cannoise, au Festival du Film de La Rochelle, puis lors d’une projection de presse. Il s’agit d’une épreuve redoutable et terrifiante, comme si au fond, pendant une heure quarante-six, l’on était confronté à un très long travelling de Kapo qui resserre par une utilisation permanente, assourdissante, esthétisante du son et par sa science des images floues, sur l’horreur.

     

    Le film nous plonge dans l’univers concentrationnaire d’Auschwitz où nous suivons sans arrêt, sans répit, Saul Ausländer, membre des sonderkommando, ces groupes constitués de prisonniers juifs, chargés de veiller au bon fonctionnement du camp d’extermination, des chambres à gaz. Saul aide les condamnés à l’extermination à se dévêtir, récupère leurs vêtements, leurs montres et objets précieux, nettoie les sols, déplace les corps des morts, participe à leur crémation dans les fours… Face à un médecin Nazi achevant un jeune enfant ayant survécu à l’empoisonnement au Zyklon B, Saul dit qu’il s’agit de son fils. Dès lors, il n’a qu’un seul objectif : donner à cet enfant un enterrement digne avec un rabbin récitant le Kaddish. Avec une obstination forcenée László Nemes filme au ras du personnage la quête de Saul. La caméra suit les déambulations du sonderkommando sans aucune ouverture de champ. Le hors champ est flou, obturé, clos où seuls les sons existent : cris des S.S., des déportés, aboiements des chiens, plaintes étouffés, bruits des corps trainés, entassés, crépitements des fours… Des sons vibrants, étourdissants qui donnent la mesure du cauchemar concentrationnaire. Mais malgré le flou et l’obturation du hors-champ, nous voyons tout – la saleté, les corps amassés et jetés dans les flammes, les chairs martyrisées, les murs lugubres, les couloirs blafards… - bien plus encore que si ces horreurs nous étaient totalement montrées (ce qui serait bien entendu tout aussi inacceptable). Bien que László Nemes s’en défende, il s’agit d’une forme de complaisance. Dans les entretiens qu’il a donnés, le jeune réalisateur se réclame d’un cinéma de l’épure précisant que « Le flou et le hors-champ construisent un espace mental pour le spectateur. C’est là que la vraie horreur nait » (4). C’est bien de cela qu’il s’agit : plonger le spectateur dans l’horreur d’Auschwitz comme s’il y était et qu’il ne pouvait s’en échapper, un Auschwitz virtuel.

    Le dispositif imaginé par le jeune cinéaste hongrois est implacable : après un premier plan de nature hors du camp, nous sommes avec Saul, le sonderkommando, tenu sombre, une croix rouge en forme de X sur le dos de sa veste. Un convoi de déportés arrive. Dès lors, nous n’allons jamais le quitter, la caméra, portée à l’épaule par le chef operateur, va le suivre dans toutes ses déambulations à l’intérieur et l’extérieur du camp, imprimant aux images un tremblé subjectif. Ce choix esthétique, très contestable renvoie aux images des jeux vidéo, à une réalité virtuelle. Il désigne sa place au spectateur, celle de Saul. Et comme dans un jeu vidéo, il y a un enjeu, une mission. La mission imposée aux spectateurs est celle de Saul : soustraire le corps de l’enfant au médecin nazi, trouver un rabbin qui récitera le Kaddish, lors de l’inhumation du gamin. Cela, au sus et vu des Nazis. Bien sûr, le film n’étant pas interactif (ce serait le stade ultime de l’ignominie!), nous ne pouvons qu’être, et faire, ce que fait Saul, c'est-à-dire peu de choses car nous sommes dans un camp d’extermination. Néanmoins, il y a des imprévus, des arrivées de convoi supplémentaires, des ordres soudains des allemands, une révolte des sonderkommando à laquelle Saul ne participe pas, préférant garder le cap de son obsession, faire enterrer l’enfant. La dernière partie du film redouble de suspense : Saul et donc vous, spectateurs, arriverez-vous à mener à bien cette mission, ballotés par les évènements qui se succèdent, la révolte des sonderkommandos (5), votre fuite, l’enfant dans les bras, un présupposé rabbin à vos côtés… L’inacceptable est à son point culminant et la position surplombante du cinéaste démiurge impardonnable.

    Je pense qu’il est impossible de représenter la Shoah par la fiction. Cela est et reste pour moi un interdit. László Nemes par son choix d’esthète ne garde pas la bonne distance avec son sujet. Il fait de la Shoah, un enjeu fictionnel à suspense. Il existe des images d’archives tournées par des cinéastes américains, combattant dans les rangs de l’armée durant la seconde guerre mondiale Nazi Concentration Camps de George Stevens par exemple ou encore des films de John Ford et Samuel Fuller (l’entretien que ce dernier accorde à Emile Weiss dans Falkenau, vision de l’impossible (1988) est passionnant sur le statut des images des camps de la mort. Samuel Fuller est le parfait contre exemple en morale de cinéma de László Nemes. Dans son film de fiction Au-delà de la gloire (The Big Red One) (1980), il part de sa découverte réelle des camps pour montrer de la manière la plus sobre possible, la découverte des fours crématoires par un soldat (6). L’homme de la pointe de son fusil ouvre la porte du four et là, la sidération le saisit. Être sobre et humble c’est ce qu’a oublié ce jeune cinéaste, faisant passer son égo d’artiste en premier lieu. Il privilégie la forme, le suspense, la mise en situation du spectateur avant de penser au fond, l’horreur impensable, irreprésentable de la Shoah.

    Le Fils de Saul est un film d’artiste, un œuvre en recherche d’un absolu d’esthétisme, qui ne laisse à son spectateur, en immersion totale dans ce spectacle de la mort, aucun moment pour penser, essayer de comprendre puisqu’il assigné à être Saul, donc à n’avoir aucun recul possible.

    Effrayant, monstrueux, insoutenable, si le film nous dit beaucoup de la défaite de la pensée et de l’effondrement des valeurs de notre société occidentale, c’est plutôt par ses défauts. Le spectacle doit dominer. Le Fils de Saul est insupportable non pas à cause de l'horreur de la Shoah mais en raison du dispositif artistique formel implacable qu'il impose aux spectateurs. Le danger est que face à son accueil, il s’impose comme une œuvre importante, un tournant crucial de la représentation de la Shoah dans une époque où les derniers témoins vivants se font de plus en plus vieux et rares. Plus inquiétant, le manque de débats et de controverses sur le film. La sanctification du film peut comme la muséification faire autant pour l’oubli que pour la mémoire. Ce qui importe, c’est d’écouter les témoins vivants ou présents dans les documentaires, continuer de faire circuler la parole, de susciter la réflexion philosophique et politique, de faire que la mémoire soit une mémoire vivante et inaliénable.

    Jacques Déniel



    Le Fils de Saul de László Nemes

    Hongrie – 2015 – 1h46 avec Géza Röhrig, Levente Molnar, Urs Rechn

    Notes :

    (1)  Claude Lanzmann s’exprimant en 1993 sur la représentation des camps d’extermination au cinéma.

    (2)  Georges Didi-Hubermann – Sortir du noir – Editions de Minuit - 2015

    (3)  -Jacques Rivette -"De l'abjection" - Cahiers du cinéma n° 120, juin 1961, pp. 54-55.

    (4)  Entretien avec de László Nemes – Libération du mercredi 14 novembre 2015.

    (5) Le 7 octobre 1944, les hommes du Sonderkommando d’Auschwitz détruisent les crématoires III et IV du camp. Tous les révoltés et déportés s’enfuyant seront repris et tués.

    (6) Samuel Fuller combat dans les Ardennes, poursuit en Allemagne. Il filme la libération du camp de concentration de Falkenau, en Tchécoslovaquie. « Je ne savais pas que j'allais tourner mon premier film », déclare-t-il.

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