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Une certaine idée du cinéma le blog de Jacques Déniel - Page 12

  • Samuel Fuller, vision de l'impossible

    Samuel Fuller, vision de l'impossible

    Jacques Déniel

     

    Alors, pour la première fois, nous nous apercevons que notre langue manque de mots pour exprimer cette insulte la démolition d’un homme. En un instant, dans une intuition quasi prophétique, la réalité nous apparaît : nous avons touché le fond. Il est impossible d’aller plus bas il n’existe pas, il n’est pas possible de concevoir condition humaine plus misérable que la nôtre. Plus rien ne nous appartient : ils nous ont pris nos vêtements, nos chaussures, et même nos cheveux ; si nous parlons, ils ne nous écouteront pas, et même s'ils nous écoutaient, ils ne nous comprendraient pas. Ils nous enlèveront jusqu'à notre nom : et si nous voulons le conserver, nous devrons trouver en nous la force nécessaire pour que derrière ce nom, quelque chose de nous, de ce que nous étions, subsiste. Primo Levi 1

     

     

    Depuis la fin de la deuxième guerre mondiale et la découverte des camps révélant la monstruosité diabolique des crimes nazis, le problème de la représentation au cinéma des camps de concentration et d'extermination s'est posé. Comment montrer l'indicible? De nombreux documentaires tournés par l'armée soviétique et polonaise ainsi que par les américains existent. John Ford, George Stevens Ray Kelloge, Samuel Fuller,... ont tourné des images de ces camps lorsqu'ils étaient engagés comme soldats dans l'armée des États-Unis d'Amérique pour lutter contre l'Allemagne nazie. Certains de ces films ont été montrés comme preuves au procès de Nuremberg. En 1956, Alain Resnais réalise un documentaire Nuit et brouillard, qui demeure un film de référence bien que l'extermination des juifs n'y soit pas clairement mentionnée. La sortie en 1985 de Shoah, film somme de Claude Lanzmann, est un événement historique politique et moral, salutaire pour lutter contre l'oubli et dire l'horreur avec précision et dignité. De même, de nombreux films de fiction ont tenté de parler des camps ou de la Shoah, de montrer les crimes commis par les Nazis. Certains mettent les spectateurs face à de vrais problèmes d'éthique cinématographique tels Kapò (Kapo de Gillo Pontecorvo - 1959), Schindler's List (La Liste de Schindler - 1993) de Steven Spielberg, La Vita e bella (La Vie est belle - 1997) de Roberto Begnini ou Saul fia (Le Fils de Saul - 2015) de László Nemes. La presse et de nombreux spectateurs ont émis des critiques souvent justes sur ces œuvres2. Ces films ont fait l'objet de vives polémiques, seul Le Fils de Saul y a échappé 3..

    Comment Samuel Fuller, soldat pendant la seconde guerre mondiale a montré et parlé des camps dans ses films, est une question essentielle de son œuvre. Fuller qui a souvent représenté la guerre et la violence de manière sobre, brutale et tranchante dans ses films – en particulier dans The Steel Helmet (J'ai vécu l'enfer de Corée - 1951), Fixed Bayonets (Baïonnette au canon - 1951) sur la guerre de Corée, China Gate (porte de Chine – 1957) sur la guerre d'Indochine ou Merrill's Marauders (Les Maraudeurs attaquent - 1961) se déroulant pendant le seconde guerre mondiale durant la reconquête de la Birmanie – met en scène la représentation d'un camp et la barbarie dans trois de ces films4: Falkenau (1945), Verboten (Ordres secrets aux espions nazis -1959) et The Big Red One (Au-delà de la gloire - 1980). Le cinéaste, par sa participation active comme militaire à la deuxième guerre mondiale, a toute légitimité pour montrer des images. Il a vécu, vu, affronté et filmé pendant la guerre, la folie meurtrière des hommes, l'inimaginable.

    Filmer l'Impossible s'impose d'emblée à Samuel Fuller. En 1945, il combat dans la première division américaine d'infanterie, la Big Red One, reconnue pour sa bravoure et célèbre par son insigne, un 1 rouge vif cousu sur la manche de l'uniforme de ses soldats. En 1943, Fuller, alors au front, reçoit des États-Unis une caméra envoyée par sa mère. Il réalise son premier film, un documentaire tourné en 16mm, noir et blanc et muet dans le camp de concentration de Falkenau. Ce premier film, se trouve dans Falkenau vision de l'impossible d'Émil Weiss, un documentaire réalisé en 1988 consacré à Samuel Fuller, à son vécu lors de la découverte du camp. Emil Weiss le fait s'interroger sur la vérité des images, sur la possibilité de représenter l’univers concentrationnaire. Fuller y affirme sa foi dans le cinéma comme moyen de transmettre les faits historiques aux spectateurs, en particulier aux jeunes générations.

    Lorsque Emil Weiss lui propose de faire ce film, Samuel Fuller accepte de revoir ses images qu'il n'a jamais utilisées dans aucun de ses propres films. Sur ses réticences à se confronter à ses plans, il explique : « Je ne pouvais pas voir mon film car il est cette nuit en Tchécoslovaquie, la fin de toute cette guerre, c’est l’impossible. Pas l’incroyable, ni l’horrifiant, mais un mot simple, que tout le monde peut comprendre, un seul mot. La chose importante, c’est que l’Impossible nous choquait, mais pas au sens où l’on utilise le mot “choc”. C’est plus fort que de rendre malade ou d’horrifier. C’est hypnotiser. Et le silence parmi nos soldats était très lourd, quatre ou cinq jours durant, on a gardé le silence».

    A la fin du film, quand Emil Weiss lui demande s'il est possible de filmer l'horreur des camps dans une fiction, il répond: « Rien n'est impossible avec une caméra mon garçon! Ah, ah! Rien, mais le montrer ça c'est toute la difficulté ». Ces deux citations résument parfaitement la morale de cinéaste de Samuel Fuller, celle qu'il va toujours appliquer à son cinéma. Une morale qu'il s'est forgée en tournant son premier film Falkenau. Ce documentaire, nous fait découvrir la vérité: des hommes, des Nazis ont torturé, laissé mourir de faim et de maladie, exterminé d'autres hommes et femmes internés dans des camps. En particulier, les Juifs5 qu'ils considéraient comme des sous-hommes. Après une brève introduction où il nous explique les conditions du tournage ainsi que celles de la libération du camp, Samuel Fuller nous situe la place des baraquements aujourd'hui disparus à part quelques vestiges des fondations qui demeurent recouverts par les herbes et les ronces. Puis, visionnant Falkenau avec Emil Weiss, il commente en direct les images de ce document saisissant. Il est précis, concis et rigoureux, nous explique l'importance de ces images pour éduquer, enseigner et lutter contre l'oubli. Ce film est l'œuvre d'un amateur mais les tueries sont l'œuvre de professionnels nous dit-il!6 Il nous rappelle les faits, nous parle de l'odeur et de la puanteur des lieux, de la fumée âcre qui s'en dégageait au moment de la libération du camp, revient sur la volonté des notables du village ne pas vouloir voir, de nier l'existence de cette horreur, et précise que certains aujourd'hui continuent de nier l'existence des camps7.

    Sous la direction et le commandement de son chef, le capitaine Richmond, il filme et montre comment les notables du bourg de Falkenau qui prétendent ignorer ce qui se passe dans le camp sont obligés de donner une sépulture décente aux victimes de la barbarie nazie. Suivant les ordres du capitaine Richmond, Ils sortent les morts des baraquements, les allongent sur des draps blancs, les habillent et les transportent sur des charrettes à travers la ville pour aller les enterrer au cimetière

    dans la dignité. La mise en scène imaginée par le capitaine de Samuel Fuller est implacable. Fuller a déjà une maîtrise de cinéaste. Le film est cadré avec pudeur et distance, aucun plan large ni surplombant. Il tourne une suite de plans courts, montés avec un grand sens de la pédagogie.

    Un plan-séquence de quarante quatre secondes montre la proximité du camp de concentration au bourg de Falkenau: un panoramique part du village de Falkenau et se termine sur les corps des morts du camp de concentration situé comme nous pouvons le voir à quelques centaines de mètres. Tous savaient et mentaient! Le cinéma preuve des mensonges et des crimes commis par les Nazis.

    Lorsque Samuel Fuller revient sur la guerre 1939/1945 dans ses films, il utilise cette expérience première. Dans Verboten, l'action se situe en Allemagne à la fin de la guerre et juste après la capitulation de l'Allemagne nazie. David Brent, sergent de l'armée américaine, est blessé. Il est recueilli par Helga Schiller, une allemande habitante de la ville. Amoureux de la jeune femme, David Brent, redevenu civil, retourne après l'armistice dans la petite ville d'Helga. Il travaille au Bureau de l'approvisionnement du Gouvernement militaire américain auprès de militaires et de civils allemands chargés de dénazifier l'Allemagne. Ils luttent contre les Loups garous, un groupe de fanatiques auquel adhère Franz, le jeune frère d'Helga, qui continue de prêcher la haine. Dans une séquence exemplaire Helga conduit son frère assister au procès de Nuremberg. Samuel Fuller construit avec une grande science du montage cette séquence par une série de champs, contre-champs. Il utilise face à ses propres images de fiction, des images documentaires du procès ainsi que d'autres issues de films allemands de propagande ou de films tournés par l'armée américaine projetés au procès. Par cette confrontation aux images du réel, il amène le jeune Franz, mais aussi les spectateurs, à prendre conscience de la gravité des crimes commis contre l'humanité par ces dignitaires nazis... Franz, choqué par ces preuves tangibles des crimes contre l'humanité perpétrés par ses compatriotes se remémore les propos tenus par Bruno Eckart, le chef des Loups garous – de courts flash back s'insérèrent entre les plans documentaires et ceux du visage du jeune garçon, ébranlé – propos similaires à ceux tenus par Hitler, Goering, Goebels, Himmler... Helga oblige son frère à faire face aux images8. Le documentaire est venu au secours de la fiction pour montrer des situations impossibles à reconstituer avec des acteurs. Verboten est une œuvre d'une grande force historique, une leçon de morale cinématographique et humaine.

    En 1979, Samuel Fuller tourne son plus ample et ambitieux long métrage The Big Red One, sur la deuxième guerre mondiale. Il conte l'histoire de la première division d'infanterie américaine, ses campagnes lors des débarquements alliés: opération Torch en Afrique Française du Nord le 8 novembre 1942, Husky en Sicile le 10 juillet 1943 et Overlord en Normandie le 6 juin 1944. Il suit la Big Red One qui progresse à travers la France, la Belgique, L'Allemagne et la Tchécoslovaquie où ses soldats libèrent et découvrent le camp de concentration de Falkenau. Samuel Fuller avait conçu ce projet dès le retour de la paix. Il pensait écrire un livre où l'absence d'émotion aurait son importance dans la façon de raconter les événements vécus par la division à laquelle il avait appartenu comme soldat. L'idée d'un film est né dès la fin des années cinquante9. Il le réalisera trente ans plus tard. Trente années qui lui permettent d'avoir le recul nécessaire sur ce conflit et surtout de trouver comment filmer la découverte du camp.

    Claude Lanzmann pense qu'il est impossible de réaliser un film de fiction sur les camps et la Shoah. Cependant, dans la dernière séquence de The Big Red One, la représentation cinématographique de la découverte du camp de Falkenau est juste et ne met pas les spectateurs en situation de chantage émotionnel. Une suite de plans courts, secs et abrupts nous montre la fureur des combats. Samuel Fuller se place à hauteur d’homme. Nous suivons la progression de la section conduite par le sergent Possum, interprété par Lee Marvin. Un jeune soldat, Zab (Robert Carradine), cigare à la bouche, représente Samuel Fuller.

    Les hommes courent, se plaquent au sol, tirent, lancent des grenades mais aussi tombent fauchés par des tirs de mitrailleuse, de fusils ou l'explosion de grenades. Les corps mêlés de soldats américains et allemands jonchent la terre et s'effondrent parfois dans un parterre de fleurs.

    Le cinéaste nous explique dans Un travelling est une affaire de morale d'Emil Weiss et Yann Lardeau, les raisons pédagogiques de son choix de montrer à plusieurs reprises ces fleurs dans un camp de la mort. Il y avait des fleurs! Les gardes et chefs du camp pouvaient mener là une vie ordinaire et prendre soin des fleurs!10.

     

    Puis, les flammes et la fumée masquent l'action, soudain trois des soldats que nous suivons dans cette campagne se trouvent devant des portes. Brusquement, ils les ouvrent. Le contrechamp est saisissant. Face à eux et à notre regard, apparaissent dans la pénombre, les yeux exorbités de déportés pâles, exsangues. Une suite de champs et contre-champs nous montre sur les visages figés des soldats, la stupeur, l'effarement, et, sur ceux malingres des prisonniers du camp, l'absence, des regards de mort-vivants. Pas de lyrisme, ni de sentimentalité dans ces plans, juste l'effroi de l'indicible11. Les tirs continuent, les américains progressent dans leur prise du camp. Le soldat Griff (Mark Hamill) poursuit un allemand, il arrive au pied d'un bâtiment contre un mur, une fumée noirâtre sort d'une cheminée haute. Il s'approche lentement de la porte entrebâillée du baraquement où s'est réfugié l'ennemi. Il s'arrête figé par la fumée âcre. Prudent, il entre, et nous découvrons avec lui une enfilade de fours aux portes métalliques fumantes. Il tente d'ouvrir l'une d'entre elles. Elle est brûlante. Il se sert de la pointe de son fusil. A ce moment précis, Fuller utilise un contre-champ pris de l'intérieur du four. Griff est sidéré face à ce qu'il voit: des restes de corps humains en train de se consumer. Dans un mélange de folie et de rage froide, le soldat ouvre ensuite un deuxième four dans lequel il trouve le S.S caché . Celui-ci tente de tirer, son arme est enrayée. Alors, Griff tire, tire et tire encore sur l'allemand vidant plusieurs chargeurs de balles. Surpris par les coups de feu répétés, le sergent Possum entre dans le bâtiment et tend un nouveau chargeur à Griff. Il lui tapote doucement le bras et lui dit: « Tu l'as eu, je crois ». Tout la souffrance de ces hommes en guerre face à leur découverte passe par ce geste de solidarité. Aucune émotion, pas de sentimentalité, la guerre et l'horreur sont filmés avec une sécheresse et un ascétisme renforçant leur caractère de folie criminelle. Cette scène est emblématique de ce que Fuller appelle l'Impossible. Griff, hypnotisé ressent une fureur glacée. Sa seule réaction possible est de tirer à plusieurs reprises. Entre les plans de Griff tirant, Samuel Fuller a monté un gros plan de la cheminée des fours crématoires, un très gros plan d'un soldat mort avec en amorce l'épaulette noire de son uniforme S.S. comportant une tête de mort, et, des plans du sergent et de ses trois camarades qui entendent la série de tirs répétés. Fuller nous signifie que l'acte de tuer le soldat allemand est une métaphore de la liquidation de la monstruosité nazie et nous fait comprendre que les camarades de Griff ressentent la même rage de les anéantir.12

     

     

     

     

     

    L’une des séquences les plus fortes du film est celle où le sergent Possum, froid, émacié, un professionnel aguerri par la première et la seconde guerre mondiale13, découvre un jeune enfant décharné. Le visage impassible et le jeu subtile de Lee Marvin renforce la sécheresse de la situation14 et donne à la scène une force morale. Derrière le masque du soldat apparaît un regard de compassion. Il donne à boire à l'enfant, le questionne « Juif ?», « Polonais ?», « Tchèque ?», tente de lui faire manger du fromage. Il sort du baraquement, l'enfant le suit. Ils se retrouvent près d'un cours d'eau... l'enfant met sur sa tête le casque du sergent qui le lui retire. Il ne supporte pas cette image d'un enfant casqué. Le gamin est fatigué. Possum le prend sur ses épaules. Il marche, les yeux au loin, sans se résoudre à admettre immédiatement que le corps sur ses épaules s'alourdit. Il continue de marcher portant l'enfant que la mort a emporté. Tous les scènes de cette séquence de la découverte du camp sont précieuses. Elles font assurément de The Big Red One, un grand film politique et historique entre violence physique et grandeur d’âme.

     

    Dans son entretien avec Emil Weiss, Samuel Fuller a dit ses difficultés à représenter l'impensable, sans avouer sa propre impuissance. Il est important de dire qu'il n’a pas été confronté à l'épreuve de la solution finale, de l’extermination par les gaz. Le camp de Falkenau est un camp de concentration où les hommes, femmes et enfants meurent à cause de l'épuisement par le travail, sous les coups, de dénutrition et de maladies et sont ensuite brûlés dans les crématoires. Il ne s’agit pas d’une mort de masse organisée dans les chambres à gaz. Jamais Fuller n’a reconstitué, dans un film, l’extermination des juifs. Il n'a pas repris ses images documentaires dans ses films de fiction. À Jean Narboni et Noël Simsolo qui lui demandaient « Comment reconstituer l'horreur des camps dans un film ?», Il a affirmé : « Je ne pourrais pas faire ça. Comment pouvez-vous faire « mieux » que les Allemands ? Même dans The Big Red One, je ne pouvais pas montrer ce que j'avais filmé sur place»15 Ainsi du camp de Falkenau, il ne représente dans The Big Red One que des moments clés de sa confrontation à l’Impossible: ceux de la rencontre avec les regards des survivants, les restes humains dans un four crématoire, et la mort inéluctable d'un enfant juif. Rien d’autre! Ces trois films sont pour le cinéaste un devoir de mémoire et d'éducation: A travers des films sur plusieurs générations, on apprend aux enfants à ne pas haïr, à ne pas être violents. (...). A travers les films, on ne fait pas qu'éduquer, on peut faire avancer l'histoire de l'humanité afin que nul ne puisse mentir sur tout ce que vous venez de voir.16 Son film Falkenau l'empêche d'aller au-delà de ces limites dans la fiction. Son sens de la mise en scène et sa probité ont permis à Samuel Fuller de faire un film ample et sec sur la guerre et sur les forces du Mal mais pas de représenter la Shoah, l'Impossible.

    Il a reconstitué des lieux, un camp, des fours crématoires. Il s'est servi de figurants pour jouer les concentrationnaires ou d'un acteur pour l'enfant juif. Il a réussi à éviter le piège du sentimentalisme, même lorsqu'il utilise la musique diégétique (la boîte à musique) et extra-diégétique (une mélodie légère composée par Dana Kaproff) qui accompagne la mort du jeune garçon. De même, la place de la caméra à l'intérieur du four au moment de leur découverte par Griff n'est pas interdite puisque c'est la seule place possible pour signifier l'effroi d'un homme face à l'Impossible. Ces séquences considérées impossibles à filmer par Lanzmann ou Alain Fleischer s'avèrent nécessaires dans The Big Red One. Samuel Fuller a su filmer sans aucune complaisance. Mais aucun film de fiction ne nous fera sortir du noir.

    Jacques Déniel (Samuel Fuller, Le choc et la caresse (2018) Collectif dir. Jacques Déniel et Jean-François Rauger Editeur : Yellow Now)

    1 Primo Levi Si c'est un homme (1947), traduction de Martine Schruoffeneger, Paris Julliard.

    2 Rappelons-nous l'accueil très dur du film Kapo par Jacques Rivette dans son texte De l'abjection Cahiers du cinéma

    n° 120, juin 1961, pp. 54-55. De même, les deux autres films avaient reçu un accueil critique sévère.

    3 Hormis Jean Philippe Tessé dans Les Cahiers du cinéma (numéro 716 - novembre 2015),  Didier Péron , Clément Ghys et Julien Gester dans Libération (3 novembre 2015), Jacques Déniel dans Causeur.fr (novembre 2015), et l'excellent livre Retour au noir d'Alain Fleischer, consacré au film de László Nemes, une réponse au livre admiratif du film Sortir du noir de Georges Didi-Huberman.

    4 Shock Corridor s'il traite de la folie, de la violence, du racisme peut aussi être vu comme une métaphore d'un camp de concentration.

    5 Mais aussi des tziganes, des homosexuels, des allemands résistants , des témoins de Jéhovah, des protestants, des catholiques... des asociaux, des handicapés, des criminels de droits communs...

    6 Dans Falkenau vision de l'impossible d'Emil Weiss.

    7 « Et, il y a encore des gens aujourd'hui qui appellent ça un détail de l'histoire comme Le Pen en France... Certains aux États-Unis disent que personne n'a été torturé, personne n'a été tué, personne n'est mort de faim, personne n'a été gazé ni jeté dans un four mort ou vivant » Samuel Fuller dans Falkenau vision de l'impossible d'Emil Weiss (1988).

    8 « Franz , regarde, Franz, il faut que tu vois ça. On va regarder ensemble. C'est quelque chose qu'on devrait tous voir, que le monde entier devrait voir » propos d'Helga à son frère Franz dans Verboten de Samuel Fuller.

    9 Entretien avec Samuel Fuller par Bill Krohn et Barbara Frank, Cahiers du cinéma n° 311 mai 1980 et n° 314 juillet/août 1980.

    10 « Samantha, ma petite fille a vu le film. Elle ne comprenait strictement rien à ce qu'elle voyait, à tout cet enfer.(...) Les gens qui travaillent dans les camps y vivaient. Les gardes. Ils avaient de petits pots de fleurs devant leur maison.. Je m'étais dit que parce que ma petite fille ne comprenait pas, je tournerai un plan où un des soldats tombe dans les fleurs (...) Elle ne comprenait pas pourquoi ces méchants chez eux avaient de superbes fleurs parce qu'elle adore les fleurs. » dans Un travelling est une affaire de morale d'Emil Weiss et Yann Lardeau, filmé le 14 juillet 1986.

    11 « Ce qu’on voyait, c’étaient des visages avec des yeux noirs comme ceux des rats. Des corps qui ne pèsent rien. Des corps, des corps tout autour ; certains entassés,d’autres jetés épars. (…)Les prisonniers n’arrivaient pas à croire qu’ils étaient libres. Ils ne savaient pas ce qui se passait. Ils savaient une chose : leurs gardiens sont morts.» Il était une fois Samuel Fuller, Histoires d'Amérique racontées à Jean Narboni et Noël Simsolo – Éditions Cahiers du cinéma 1986.

    12 « Rien n'a autant de puissance que quand un jeune de 18 à 21 ans arrive sur place et voit la chose de ses propres yeux. C'est ça l'image que je voulais. Celle où l'on voit pour la première fois, où il comprend pourquoi il se bat » Samuel Fuller dans Un travelling est une affaire de morale, un film d'Emil Weiss et Yann Lardeau, 14 juillet 1986.

    13 Le sergent est un survivant de la première guerre mondiale et il n'est pas mort durant les combats de la Big Red One, comme le dit le colonel sur la plage lors débarquement à Colleville-sur-Mer: « Il y deux sortes d'hommes sur cette plage, ceux qui sont morts et ceux qui vont mourir. Alors, quittons cette maudite plage et avançons vers l'intérieur des terres ».

    14« j'ai tout ce que je veux; c'est absolument aucune expression! Si il y avait la moindre expression, on est bon pour les violons »Samuel Fuller dans Un travelling est une affaire de morale, un film d'Emil Weiss et Yann Lardeau, 14 juillet 1986.

    15 Il était une fois Samuel Fuller, Histoires d'Amérique racontées à Jean Narboni et Noël Simsolo – Éditions Cahiers du cinéma 1986.

    16 Entretien avec Samuel Fuller dans Falkenau vision de l'impossible d'Emil Weiss.

  • The Card Counter un film de Paul Schrader

    The Card Counter un film de Paul Schrader

     

    The Card Counter est Inexorablement un récit glaçant filmé avec sobriété et ascèse. Un film froid, rigoureux, envoutant, fascinant, effrayant et répulsif nous contant l'histoire de William Tell, un militaire sortant de prison après une condamnation pour maltraitance sur des prisonniers à Abou Ghraib magistralement interprété par l'impeccable comédien Oscar Isaac au regard magnétique et glaçant.

     

    Il à appris à jouer pendant son séjour sous les verrous au poker et autres jeux de cartes. Mentaliste, il compte les cartes avec une froideur et une maitrise redoutable. Il fréquente les casinos, fuyant son passé criminel, coupable et inacceptable qui le hante. Il rencontre Cirk (Tye Sheridan convaincant dans son jeu mêlant obsession et fadeur), un jeune homme assez falot et instable qui est possédé par l’idée de se venger du Major John Gordo (extraordinaire Willem Dafoe en agent du Mal) qui a conduit son père - marqué par les mauvais traitements et tortures que le major lui à demandé d'infliger à des prisonniers -, au suicide.

    Sous l'aile amicale et intéressée de La Linda ( Tiffany Haddish, excellente), alors qu'il prépare un tournoi décisif de poker, Tell décide de prendre Cirk sous sa protection, bien décidé à le détourner des chemins de la violence et du mal.

    Superbement éclairé et cadré par le chef-opérateur Alexander Dynan, la mise en scène de Paul Schrader est implacable, rêche, sèche, froide et dure. D'une beauté plastique austère et glaciale, le film nous mène sur les chemins du Mal (effrayantes scènes de prison de Abou Ghraib) et de la barbarie. Captivé par l'inquiétante étrangeté de William Tell et effrayé par son obstination farouche, nous sommes conduits, emportés par le film vers un territoire de l'horreur indicible, le domaine du Diable probablement.

    Bien que The Card Counter soit d'une grande force cinématographique, je suis très gêné par le fait que le cinéaste ne donne malheureusement, quasi aucune chance à son personnage principal qui reste figé et introverti, inéluctablement marqué par son passé traumatique. La faute, le pêché, le Mal, le ronge même lorsqu'il ouvre son cœur et tente de changer le destin du jeune Cirk et de sauver son âme. William Tell ne sait pas ou plus aimer, sa raideur, son rigorisme et la folie furieuse de son expérience vécue le condamne à la vengeance. Indéniablement marqué par son éducation calviniste radicale, le cinéaste n'arrive pas à donner à son héros assez d’amour et de charité afin de trouver enfin le chemin de la rédemption. La fin du film malgré son évidente référence à Pickpocket de Robert Bresson (1) ne laisse pas beaucoup d'espérance à William Tell.

     

    Jacques Déniel

    (1) Oh Jeanne pour aller jusqu'à toi, quel drôle de chemin il m'a fallu prendre dit Michel le pickpocket du film à Jeanne, trouvant enfin la rédemption

     

    The Card Counter un film de Paul Schrader - États-Unis – 2021 – 1h52 – V.O.S.T.F.

    Interprétation : Oscar Isaac (William Tell), Tye Sheridan (Cirk), Willem Dafoe (John Gordo), Tiffany Haddish (La Linda), Joel Michaely (Ronnie)...

  • Le Fils de Saul de Laszlo Nemes

    Auschwitz comme si vous y étiez !

    Le Fils de Saul de Laszlo Nemes

     

    « Personnellement, je pense que toute fiction est impossible, c’est une évidence-butoir. Pour moi, il y a un interdit de la représentation, de la figuration »  Claude Lanzmann (1)

     

    Depuis sa présentation au dernier Festival de Cannes, où il a reçu le Grand Prix du Jury, Le Fils de Saul, le film de László Nemes, la critique, presque unanime ne cesse de chanter ses louanges.  Hormis Libération qui a osé poser la question de la représentation de la Shoah, les Cahiers du cinéma et quelques autre voix discordantes, c’est un véritable concours de superlatifs. Les chaînes de télévision, les ondes radios, dans la presse écrite et web, dans les associations professionnelles de cinéma, chez les directeurs de salle art et essai et les exploitants, tout le monde encense le jeune réalisateur hongrois, ancien assistant du cinéaste Bela Tarr. Même Claude Lanzmann dont on connaît la position tranchée et très juste sur la représentation de la Shoah à l’écran (voir citation ci-dessus) a adoubé le film, lors de sa projection à Cannes (bien qu’il en ait raté les vingt premières minutes). Pour le réalisateur de Shoah le Fils de Saul : « c’est l’anti-Liste de Schindler (…) ». Quant à  László Nemes, Lanzmann qui l’avait rencontré à Cannes le trouve « jeune, intelligent, beau (sic) et conclu que « il a fait un film dont je ne dirai jamais aucun mal ». De nombreux experts, critiques, philosophes, historiens tels Christian Delage, Annette Wieviorka, Antoine de Baecque ou l’historien d’art Georges Didi-Huberman - auteur d’un petit livre très élogieux (2) - participent à la promotion et la défense de ce film que personne n’attaque…  

     

    Pourquoi cette quasi-unanimité autour du Fils de Saul ? Pourquoi sommes-nous sommés d'aimer, de défendre, de programmer ce film qui pourtant pose bien plus de problèmes que La Liste de Schindler de Steven Spielberg ou La Vie est belle,  la comédie de Roberto Begnini ? Pourquoi ne peut-on plus se poser la question de la représentation cinématographique de la Shoah à l'écran ? Pourquoi cette démission intellectuelle ? Parce que le film adoubé par Claude Lanzmann bénéficie de ce fait d'une caution morale indiscutable? Parce que le cinéaste est entré dans le panthéon des auteurs dès son premier film présenté en compétition à Cannes ? Parce que ce jeune cinéaste est jeune, beau et intimidant et se réclame de Robert Bresson (un comble tant son film n'a strictement rien de commun avec ce cinématographe rigoureux, ascétique et moral) ? Parce qu’une partie de ses aïeux sont morts exterminés dans les camps ?

     

    Personnellement je continue à penser que la fiction cinématographique ne peut pas s’emparer de la représentation de la Shoah, et quand bien même elle le fasse, le minimum est que cela suscite le débat, la réflexion, la controverse comme l’avaient fait en leur temps, et à juste titre, La Liste de Schindler (avec la séquence de suspense inacceptable des douches ou celle de la coloration en rouge du manteau d’une petite file au milieu d’une foule en noir et blanc) ou La Vie est belle. Plus encore, il serait important de se rappeler les remarques de Jacques Rivette concernant le film Kapo de Gilles Pontecorvo « Voyez cependant, dans Kapo, le plan où Riva se suicide en se jetant sur les barbelés électrifiés : l’homme qui décide à ce moment de faire un travelling avant pour recadrer le cadavre en contre-plongée, en prenant soin d’inscrire exactement la main levée dans un angle de son cadrage final, cet homme n’a droit qu’au plus profond mépris » (3).

     

    Venons-en au film que j’ai vu, hors de la foire cannoise, au Festival du Film de La Rochelle, puis lors d’une projection de presse. Il s’agit d’une épreuve redoutable et terrifiante, comme si au fond, pendant une heure quarante-six, l’on était confronté à un très long travelling de Kapo qui resserre par une utilisation permanente, assourdissante, esthétisante du son et par sa science des images floues, sur l’horreur.

     

    Le film nous plonge dans l’univers concentrationnaire d’Auschwitz où nous suivons sans arrêt, sans répit, Saul Ausländer, membre des sonderkommando, ces groupes constitués de prisonniers juifs, chargés de veiller au bon fonctionnement du camp d’extermination, des chambres à gaz. Saul aide les condamnés à l’extermination à se dévêtir, récupère leurs vêtements, leurs montres et objets précieux, nettoie les sols, déplace les corps des morts, participe à leur crémation dans les fours… Face à un médecin Nazi achevant un jeune enfant ayant survécu à l’empoisonnement au Zyklon B, Saul dit qu’il s’agit de son fils. Dès lors, il n’a qu’un seul objectif : donner à cet enfant un enterrement digne avec un rabbin récitant le Kaddish. Avec une obstination forcenée László Nemes filme au ras du personnage la quête de Saul. La caméra suit les déambulations du sonderkommando sans aucune ouverture de champ. Le hors champ est flou, obturé, clos où seuls les sons existent : cris des S.S., des déportés, aboiements des chiens, plaintes étouffés, bruits des corps trainés, entassés, crépitements des fours… Des sons vibrants, étourdissants qui donnent la mesure du cauchemar concentrationnaire. Mais malgré le flou et l’obturation du hors-champ, nous voyons tout – la saleté, les corps amassés et jetés dans les flammes, les chairs martyrisées, les murs lugubres, les couloirs blafards… - bien plus encore que si ces horreurs nous étaient totalement montrées (ce qui serait bien entendu tout aussi inacceptable). Bien que László Nemes s’en défende, il s’agit d’une forme de complaisance. Dans les entretiens qu’il a donnés, le jeune réalisateur se réclame d’un cinéma de l’épure précisant que « Le flou et le hors-champ construisent un espace mental pour le spectateur. C’est là que la vraie horreur nait » (4). C’est bien de cela qu’il s’agit : plonger le spectateur dans l’horreur d’Auschwitz comme s’il y était et qu’il ne pouvait s’en échapper, un Auschwitz virtuel.

    Le dispositif imaginé par le jeune cinéaste hongrois est implacable : après un premier plan de nature hors du camp, nous sommes avec Saul, le sonderkommando, tenu sombre, une croix rouge en forme de X sur le dos de sa veste. Un convoi de déportés arrive. Dès lors, nous n’allons jamais le quitter, la caméra, portée à l’épaule par le chef operateur, va le suivre dans toutes ses déambulations à l’intérieur et l’extérieur du camp, imprimant aux images un tremblé subjectif. Ce choix esthétique, très contestable renvoie aux images des jeux vidéo, à une réalité virtuelle. Il désigne sa place au spectateur, celle de Saul. Et comme dans un jeu vidéo, il y a un enjeu, une mission. La mission imposée aux spectateurs est celle de Saul : soustraire le corps de l’enfant au médecin nazi, trouver un rabbin qui récitera le Kaddish, lors de l’inhumation du gamin. Cela, au sus et vu des Nazis. Bien sûr, le film n’étant pas interactif (ce serait le stade ultime de l’ignominie!), nous ne pouvons qu’être, et faire, ce que fait Saul, c'est-à-dire peu de choses car nous sommes dans un camp d’extermination. Néanmoins, il y a des imprévus, des arrivées de convoi supplémentaires, des ordres soudains des allemands, une révolte des sonderkommando à laquelle Saul ne participe pas, préférant garder le cap de son obsession, faire enterrer l’enfant. La dernière partie du film redouble de suspense : Saul et donc vous, spectateurs, arriverez-vous à mener à bien cette mission, ballotés par les évènements qui se succèdent, la révolte des sonderkommandos (5), votre fuite, l’enfant dans les bras, un présupposé rabbin à vos côtés… L’inacceptable est à son point culminant et la position surplombante du cinéaste démiurge impardonnable.

    Je pense qu’il est impossible de représenter la Shoah par la fiction. Cela est et reste pour moi un interdit. László Nemes par son choix d’esthète ne garde pas la bonne distance avec son sujet. Il fait de la Shoah, un enjeu fictionnel à suspense. Il existe des images d’archives tournées par des cinéastes américains, combattant dans les rangs de l’armée durant la seconde guerre mondiale Nazi Concentration Camps de George Stevens par exemple ou encore des films de John Ford et Samuel Fuller (l’entretien que ce dernier accorde à Emile Weiss dans Falkenau, vision de l’impossible (1988) est passionnant sur le statut des images des camps de la mort. Samuel Fuller est le parfait contre exemple en morale de cinéma de László Nemes. Dans son film de fiction Au-delà de la gloire (The Big Red One) (1980), il part de sa découverte réelle des camps pour montrer de la manière la plus sobre possible, la découverte des fours crématoires par un soldat (6). L’homme de la pointe de son fusil ouvre la porte du four et là, la sidération le saisit. Être sobre et humble c’est ce qu’a oublié ce jeune cinéaste, faisant passer son égo d’artiste en premier lieu. Il privilégie la forme, le suspense, la mise en situation du spectateur avant de penser au fond, l’horreur impensable, irreprésentable de la Shoah.

    Le Fils de Saul est un film d’artiste, un œuvre en recherche d’un absolu d’esthétisme, qui ne laisse à son spectateur, en immersion totale dans ce spectacle de la mort, aucun moment pour penser, essayer de comprendre puisqu’il assigné à être Saul, donc à n’avoir aucun recul possible.

    Effrayant, monstrueux, insoutenable, si le film nous dit beaucoup de la défaite de la pensée et de l’effondrement des valeurs de notre société occidentale, c’est plutôt par ses défauts. Le spectacle doit dominer. Le Fils de Saul est insupportable non pas à cause de l'horreur de la Shoah mais en raison du dispositif artistique formel implacable qu'il impose aux spectateurs. Le danger est que face à son accueil, il s’impose comme une œuvre importante, un tournant crucial de la représentation de la Shoah dans une époque où les derniers témoins vivants se font de plus en plus vieux et rares. Plus inquiétant, le manque de débats et de controverses sur le film. La sanctification du film peut comme la muséification faire autant pour l’oubli que pour la mémoire. Ce qui importe, c’est d’écouter les témoins vivants ou présents dans les documentaires, continuer de faire circuler la parole, de susciter la réflexion philosophique et politique, de faire que la mémoire soit une mémoire vivante et inaliénable.

    Jacques Déniel



    Le Fils de Saul de László Nemes

    Hongrie – 2015 – 1h46 avec Géza Röhrig, Levente Molnar, Urs Rechn

    Notes :

    (1)  Claude Lanzmann s’exprimant en 1993 sur la représentation des camps d’extermination au cinéma.

    (2)  Georges Didi-Hubermann – Sortir du noir – Editions de Minuit - 2015

    (3)  -Jacques Rivette -"De l'abjection" - Cahiers du cinéma n° 120, juin 1961, pp. 54-55.

    (4)  Entretien avec de László Nemes – Libération du mercredi 14 novembre 2015.

    (5) Le 7 octobre 1944, les hommes du Sonderkommando d’Auschwitz détruisent les crématoires III et IV du camp. Tous les révoltés et déportés s’enfuyant seront repris et tués.

    (6) Samuel Fuller combat dans les Ardennes, poursuit en Allemagne. Il filme la libération du camp de concentration de Falkenau, en Tchécoslovaquie. « Je ne savais pas que j'allais tourner mon premier film », déclare-t-il.

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  • Chez nous Lucas Belvaux

    Chez nous Lucas Belvaux

    Le plus terrible dans ce monde c'est que chacun à ses raisons

     

    Je considère Lucas Belvaux comme l'un des grands cinéastes contemporains. Pas son genre, 38 Témoins, Rapt, "La Raison du plus faible, Un couple épatant, Cavale, Après la vie, Pour rire, Parfois trop d'amour sont tous de beaux films servis par une mise en scène sèche et subtile.

    Dans son nouveau long métrage Chez nous dont il a écrit le scénario en collaboration avec Jérôme Leroy, Lucas Belvaux tombe malheureusement dans le piège de la fiction politique manichéenne et caricaturale. (C'est entendu le Front National est un parti d'extrême droite, de nombreux propos tenus dans le film sont justes et certainement en dessous de la réalité.) (1), (2).

     

    Mais quand il s'agit de faire une œuvre cinématographique où les questions politiques et sociales sont le cœur du projet, il faut savoir être dialectique et exposer les faits et idées avec un sens aigu de la crédibilité frictionnelle. Or le scénario de Chez nous n'est pas crédible. Comment cette jeune femme Pauline Duhez (Émilie Dequenne), une infirmière ne faisant jamais de politique, ne votant pas, n'y connaissant rien, peut-elle se voir proposer d'être tête de liste! (Steeve Briois, Maire de Henin- Beaumont, région où se déroule le film est élu bien plus doué et rusé politiquement que cette gentille infirmière!). Les idées politiques du parti le Rassemblement National Populaire (R.N.P.) ne sont pas analysés avec clarté. Ils sont ici slogans affirmés! La misère social et la pauvreté de la région ne sont que brièvement évoqués. Les exclus dont parle Christophe Guilluy dans ses ouvrages Fractures françaises et La France périphérique ne sont pas réellement présents à l'écran. Agnès Dorgelle, leader du Rassemblement National Populaire, interprétée par Catherine Jacob est une représentation faible et ratée de Marine Le Pen, bien plus convaincante et engagée. Le peuple dont Agnès Dorgelle se revendique dans ses discours est le grand oublié de ce film. Les personnes âgées et les malades que visitent l'infirmière semblent tous être de potentiels électeurs du R.N.P. Jamais leurs motivations mêmes minimes ne sont données. Ils ne tiennent que quelques propos de comptoirs existant dans le réel mais ici extrait de toutes autres considérations sociales, politiques et humaines. Tous ces petits blancs sont caricaturaux! La scène où des gamins insultent et chassent violemment une jeune femme (fille d'immigrés européens des années soixante) qui déchire les affiches de campagne électorales du RNP, déçue du choix politique de son amie Pauline Duhez, est un incroyable renversement sociologique et politique. Les maghrébins ne sont pas mieux lotis. Ils ne sont présents que comme faire valoir de leurs souffrances et de la stigmatisation qu'ils subiraient. Jamais, ils ne sont des personnages à part entière. Même la jeune fille Djamila Oumaouche n'est que le porte voix d'un discours criant à la stigmatisation des musulmans. Comme dans la majorité des articles de la presse où des discours politiques de gauche les maghrébins sont réduits à leur statut de musulmans et de stigmatisés. En voulant convaincre que le RNP est un parti fascisant, le film se disperse en insistant lourdement sur la nébuleuse crypto-nazi et/ou nationaliste flamande. Aucune de ces petites frappes totalement détestables n'ont une seule chance de se réhabiliter. Ainsi Stéphane Stankowiak (Guillaume Gouix) est jugé comme une ordure définitivement irrécupérable. Rien ne peut le sauver de son statut de salaud! Seul André Dussollier incarne avec un talent certain un médecin sympathique au passé sulfureux qui s'avère être un cadre roué et particulièrement pervers du R.N.P.

     

    Quand on fait du cinéma, il faut toujours penser à cette phrase d'Octave dans La Règle du Jeu de Jean Renoir: "Le plus terrible dans ce monde c'est que chacun à ses raisons". Il faut savoir aimer tous ces personnages même les plus détestables afin de pouvoir amener le spectateur à comprendre leurs motivations, leurs raisons d'agir qu'elles soient bonnes ou mauvaises voire détestables et scandaleuses. Malheureusement, très décevant cinématographiquement et politiquement, rappelant les mauvaises fictions politiques de Yves Boisset ou d'André Cayatte, le film confirme que le cinéma français ne sait décidément pas s'attaquer aux questions politiques ou historiques françaises. Seuls L'Exercice de l’État, le film de Pierre Schoeller (2011) ou Avoir vingt-ans dans les Aurès de René Vautier (1972) sont des réussites exemplaires dans ce domaine.

    Jacques Déniel

    (1) Depuis l'écriture de ce texte en 2016, le Front national est devenu le Rassemblement National un parti de droite

    (2) Le R.N. n'est plus le parti d'extrême droite qu'il était au moment de l'écriture de ce texte.

    Chez nous un film de Lucas Belvaux – 2016 – 1H58

    Scénario: Lucas Belvaux, Jérôme Leroy

    Interprétation: Émilie Dequenne · André Dussollier · Guillaume Gouix · Catherine Jacob · Anne Marivin

  • Bruno Reidal, confession d'un meurtrier

    Bruno Reidal, confession d'un meurtrier de Vincent Le Port

     

    Sous le soleil de Satan

     

    Il y a longtemps que je n'avais pas vu un film français aussi impressionnant, beau et terrible, calme et convulsif. Une œuvre hantée par le péché et la folie, la haine et l'amour, la foi dans l'amour et la miséricorde du Christ et l'abandon aux tentations du Diable.

    Auteur de plusieurs films forts et inventifs tels Finis Terrae et Le Gouffre moyens métrages très réussis inspirés par des légendes bretonnes, Vincent Le Port réalise avec Bruno Reidal, confession d'un meurtrier son premier long-métrage ambitieux et radical.

    Il nous conte une véritable histoire tragique survenue le 1er septembre 1905 à Raulhac dans le Cantal. Bruno Reidal, un jeune paysan séminariste de 17 ans se constitue prisonnier après avoir sauvagement assassiné et décapité un enfant de 12 ans. Afin de comprendre son geste et ses motivations, des médecins l'interrogent et lui demandent de relater sa vie depuis son enfance jusqu’au jour du crime. Son auteur est un jeune paysan chétif et malingre, doux et brutal, aimant et sauvage. Il est un excellent élève à l'école primaire ainsi qu'au petit séminaire de Saint-Flour où il veut être le meilleur.

    Ce meurtre terrifiant se déroule au moment où la France est en pleine séparation de l'Église et de l’État. Il marque fortement les journalistes et la population au début du XX siècle. La presse publie de nombreux articles dont ceux très anticléricaux du quotidien La Lanterne dirigé par Victor Flachon qui n'hésite aucunement à formuler que le meurtre est le résultat de l'éducation dispensée par les religieux du petit séminaire de Saint-Flour. En 2020, l'historien progressiste Philippe Artières écrit un ouvrage consacré à ce crime, Un séminariste assassin où il conclut avec une certaine désinvolture et peu d'arguments que les motivations du meurtrier seraient dues au fait que Dieu se meurt.

    La force du film Vincent Le Port est justement que le cinéaste ne donne aucune explication rationnelle. Il laisse les spectateurs libre de penser face à ce drame.

    Par sa mise en scène ascétique, rigoureuse, minérale et lumineuse, Vincent Le Port ne cherche pas à expliquer sociologiquement ou psychologiquement le caractère violent et brutal de cet acte monstrueux perpétré sans raisons apparentes ni compréhensibles. Jamais il ne juge ni excuse le crime odieux du jeune homme. Bruno Reidal semble s’estimer « ni fou, ni criminel». Lorsque le meurtrier conteste le premier rapport de médecins légistes, l’affaire est confiée à l’expertise d’un professeur de médecine légale et spécialiste de l'anthropologie criminelle, le célèbre professeur Alexandre Lacassagne, qui interroge avec deux autres médecins aliénistes le jeune homme puis lui demande d'écrire le récit de sa vie.

    Le film est servi par la force du dépouillement formel et clinique de la mise en scène, par le choix de la voix-off pour dire les paroles exactes de l'assassin recueillies dans les archives du professeur Lacassagne et transcrites à l'écran, par la musique discrète d'Olivier Messiaen et l'interprétation magistrale de Dimitri Doré, jeune comédien de théâtre pétri de talent qui donne au personnage de Bruno Reidal cet incroyable mélange de douceur et de fureur, d'amour et de haine, de clairvoyance et de trouble absolu.

     

    Une œuvre austère sur les affres de la souffrance psychiatrique d'un être et sur les manigances et ruses du Démon qui pervertissent l'âme du jeune garçon dont ni les membres de sa famille, ni les prêtres, médecins, gendarmes et juges n'ont pu comprendre les désastres opérés par la conjonction d'un passé de misères et de violences - rudesse paysanne, égorgement annuel du cochon, le viol à dix ans par un berger qui le masturbe contre son gré - et son appétence obsessionnelle pour la pulsion criminelle associée à une jouissance sexuelle onaniste frénétique contre laquelle il tente de lutter en vain durant toute son enfance et son adolescence.

     

    Ce jeune homme solitaire et taiseux, intelligent et lucide confesse dans son texte vertigineux dit par sa voix frêle mais assurée et juste, ses rêves secrets de faire souffrir les élèves les plus beaux physiquement et les mieux dotés socialement que lui, ses souffrances face au péché, son incommensurable amour pour Dieu qu'il confond soudain avec le Malin. Les pulsions de mort et les puissances du Mal conduisent irrémédiablement Bruno Reidal à servir Satan.

     

    Jacques Déniel

     

    Bruno Reidal, confession d'un meurtrier

    Un film de Vincent Le Port – France – 2019 – 1h 41

    Interprétation: Dimitri Doré, Jean-Luc Vincent, Roman Villedieu, Alex Fanguin, Tino Vigier, Nelly Bruel, Ivan Chiodetti, Rémy Leboucq, René Loyon...

     

    Sortie Combo Blu-ray + DVD aux Éditions Capricci le 23 Août 2022



  • Avec amour et acharnement un film de Claire Denis

    Avec amour et acharnement un film de Claire Denis

     

    Acharnement destructeur

     

     

    Avec amour et acharnement, adapté du roman de Christine Angot, Le Tournant de la vie est une œuvre d'une très grande force cinématographique, un film tellurique et bouleversant. L'art crépusculaire de Claire Denis, très grande cinéaste auteur des superbes: J'ai pas sommeil (1994), Us Go Home (1994), Nénette et Boni (1996), Beau Travail (1999), Trouble Every Day (2001), Vendredi soir (2002), Les Salauds (2013), High Life (2018)... s'y déploie une fois de plus avec ampleur, finesse, rigueur et un sens très aigu du déroulement du temps et de l'occupation de l'espace par les corps en mouvement de ses acteurs tous excellents .

     

    C'est un film sur le désir féminin et le désastre amoureux en découlant qui met en scène une femme Sarah, journaliste à Radio France interprétée par Juliette Binoche, lumineuse et grave, acharnée et menteuse et deux hommes Jean, l'ange, impeccable Vincent Lindon, taiseux, tendre et amoureux, pas très doué pour s'insérer dans le monde du travail, en rage, à juste titre et François, implacable et immense Grégoire Colin, la bête, un dominant, dur, possessif - remarquable scène où il prend possession du balcon de Jean et Sarah. Une histoire d'emprise amoureuse et sexuelle par un homme perverse sur une femme qui préfère sombrer, portée par ses désirs, que vivre sincèrement et sereinement sa vie amoureuse.

     

    Les enchâssements des plans, le montage paradoxalement fluide et abrupt, la beauté de la lumière et du cadre en cinémascope signée du chef-opérateur Eric Gautier, la fièvre mélancolique de la musique de Tindersticks, le déroulement du temps, l'utilisation de l'espace tant dans les scènes d'intérieur - en particulier toutes celles filmées dans l'appartement de Sarah et Jean où Claire Denis joue à merveille du décor, le balcon du couple depuis lequel nous avons la vue sur Paris, la Butte Montmartre et le Sacré-Cœur se détachant dans le ciel, étant un élément dramatique essentiel de la fiction - que dans les scènes d’extérieur lorsque Jean se déplace en automobile, lorsque les deux hommes bougent sur le terrain de sport où François par sa mobilité agile et massive prend possession de l'espace.... Paris est magistralement filmée et éclairée, les corps et les déplacements des acteurs sont magnifiés, les visages parfois cadrés en gros plans secs et lumineux. Les dialogues écrits avec Christine Angot sont justes, ciselés, cruels, durs... .


    Un film qui s'inscrit subtilement dans son époque où les discours essentialistes (ainsi cet incroyable entretien de Sarah avec un Lilian Thuram confusionniste s'appuyant sur les dires de l'inévitable Frantz Fanon) enferment les êtres -Marcus en particulier- dans des schémas simplistes et réducteurs. Le beau dialogue où Jean tente avec une ferme conviction de faire comprendre à son fils Marcus, l'importance d'être soi-même est formidable et porteur d’espérance, contrant la bêtise essentialiste de Thuram, de même les propos de l'éditrice et militante Libanaise Hind Darwish s'inquiétant de la désertion catastrophique de son pays par les classes moyennes fuyant, sans espoir de retour, à l'étranger. (En cela le film n'est en rien immigrationniste comme le croit une notule critique d'un mensuel de droite). Curieusement, le film, Ours d'Argent à Berlin a été reçu tièdement ou mal compris par la critique cinématographique mais très aimé par de nombreux spectateurs enthousiastes (140 000 entrés France au 21/09/2022).

     

    Porté par la belle mélodie de la chanson finale des Tindersticks, le film s'achève laissant Sarah croire qu'elle a effacé les hommes de sa vie, elle s’éloigne solitaire mais dès le prochain tournant de la vie, le réel ressurgira. Alors, le générique défile et apparait une image de bonheur possible ou Jean et son fils Marcus jouent un match de rugby, filmé dans des couleurs pastels passées comme si elles appartenaient à une époque révolue.

    Jacques Déniel

     

    Avec amour et acharnement un film de Claire Denis

    France – 2021 – 1h56 – Ours d’Argent au Festival International du Film de Berlin en 2022

    Scénario: Claire Denis et Christine Angot d'après son roman Le Tournant de la vie

    Musique:Tindersticks

    Interprétation: Juliette Binoche, Vincent Lindon, Grégoire Colin, Bulle Ogier, Issa Perica...

    Sortie sur les écrans le 31 août 2022