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  • The Card Counter un film de Paul Schrader

    The Card Counter un film de Paul Schrader

     

    The Card Counter est Inexorablement un récit glaçant filmé avec sobriété et ascèse. Un film froid, rigoureux, envoutant, fascinant, effrayant et répulsif nous contant l'histoire de William Tell, un militaire sortant de prison après une condamnation pour maltraitance sur des prisonniers à Abou Ghraib magistralement interprété par l'impeccable comédien Oscar Isaac au regard magnétique et glaçant.

     

    Il à appris à jouer pendant son séjour sous les verrous au poker et autres jeux de cartes. Mentaliste, il compte les cartes avec une froideur et une maitrise redoutable. Il fréquente les casinos, fuyant son passé criminel, coupable et inacceptable qui le hante. Il rencontre Cirk (Tye Sheridan convaincant dans son jeu mêlant obsession et fadeur), un jeune homme assez falot et instable qui est possédé par l’idée de se venger du Major John Gordo (extraordinaire Willem Dafoe en agent du Mal) qui a conduit son père - marqué par les mauvais traitements et tortures que le major lui à demandé d'infliger à des prisonniers -, au suicide.

    Sous l'aile amicale et intéressée de La Linda ( Tiffany Haddish, excellente), alors qu'il prépare un tournoi décisif de poker, Tell décide de prendre Cirk sous sa protection, bien décidé à le détourner des chemins de la violence et du mal.

    Superbement éclairé et cadré par le chef-opérateur Alexander Dynan, la mise en scène de Paul Schrader est implacable, rêche, sèche, froide et dure. D'une beauté plastique austère et glaciale, le film nous mène sur les chemins du Mal (effrayantes scènes de prison de Abou Ghraib) et de la barbarie. Captivé par l'inquiétante étrangeté de William Tell et effrayé par son obstination farouche, nous sommes conduits, emportés par le film vers un territoire de l'horreur indicible, le domaine du Diable probablement.

    Bien que The Card Counter soit d'une grande force cinématographique, je suis très gêné par le fait que le cinéaste ne donne malheureusement, quasi aucune chance à son personnage principal qui reste figé et introverti, inéluctablement marqué par son passé traumatique. La faute, le pêché, le Mal, le ronge même lorsqu'il ouvre son cœur et tente de changer le destin du jeune Cirk et de sauver son âme. William Tell ne sait pas ou plus aimer, sa raideur, son rigorisme et la folie furieuse de son expérience vécue le condamne à la vengeance. Indéniablement marqué par son éducation calviniste radicale, le cinéaste n'arrive pas à donner à son héros assez d’amour et de charité afin de trouver enfin le chemin de la rédemption. La fin du film malgré son évidente référence à Pickpocket de Robert Bresson (1) ne laisse pas beaucoup d'espérance à William Tell.

     

    Jacques Déniel

    (1) Oh Jeanne pour aller jusqu'à toi, quel drôle de chemin il m'a fallu prendre dit Michel le pickpocket du film à Jeanne, trouvant enfin la rédemption

     

    The Card Counter un film de Paul Schrader - États-Unis – 2021 – 1h52 – V.O.S.T.F.

    Interprétation : Oscar Isaac (William Tell), Tye Sheridan (Cirk), Willem Dafoe (John Gordo), Tiffany Haddish (La Linda), Joel Michaely (Ronnie)...

  • Le Fils de Saul de Laszlo Nemes

    Auschwitz comme si vous y étiez !

    Le Fils de Saul de Laszlo Nemes

     

    « Personnellement, je pense que toute fiction est impossible, c’est une évidence-butoir. Pour moi, il y a un interdit de la représentation, de la figuration »  Claude Lanzmann (1)

     

    Depuis sa présentation au dernier Festival de Cannes, où il a reçu le Grand Prix du Jury, Le Fils de Saul, le film de László Nemes, la critique, presque unanime ne cesse de chanter ses louanges.  Hormis Libération qui a osé poser la question de la représentation de la Shoah, les Cahiers du cinéma et quelques autre voix discordantes, c’est un véritable concours de superlatifs. Les chaînes de télévision, les ondes radios, dans la presse écrite et web, dans les associations professionnelles de cinéma, chez les directeurs de salle art et essai et les exploitants, tout le monde encense le jeune réalisateur hongrois, ancien assistant du cinéaste Bela Tarr. Même Claude Lanzmann dont on connaît la position tranchée et très juste sur la représentation de la Shoah à l’écran (voir citation ci-dessus) a adoubé le film, lors de sa projection à Cannes (bien qu’il en ait raté les vingt premières minutes). Pour le réalisateur de Shoah le Fils de Saul : « c’est l’anti-Liste de Schindler (…) ». Quant à  László Nemes, Lanzmann qui l’avait rencontré à Cannes le trouve « jeune, intelligent, beau (sic) et conclu que « il a fait un film dont je ne dirai jamais aucun mal ». De nombreux experts, critiques, philosophes, historiens tels Christian Delage, Annette Wieviorka, Antoine de Baecque ou l’historien d’art Georges Didi-Huberman - auteur d’un petit livre très élogieux (2) - participent à la promotion et la défense de ce film que personne n’attaque…  

     

    Pourquoi cette quasi-unanimité autour du Fils de Saul ? Pourquoi sommes-nous sommés d'aimer, de défendre, de programmer ce film qui pourtant pose bien plus de problèmes que La Liste de Schindler de Steven Spielberg ou La Vie est belle,  la comédie de Roberto Begnini ? Pourquoi ne peut-on plus se poser la question de la représentation cinématographique de la Shoah à l'écran ? Pourquoi cette démission intellectuelle ? Parce que le film adoubé par Claude Lanzmann bénéficie de ce fait d'une caution morale indiscutable? Parce que le cinéaste est entré dans le panthéon des auteurs dès son premier film présenté en compétition à Cannes ? Parce que ce jeune cinéaste est jeune, beau et intimidant et se réclame de Robert Bresson (un comble tant son film n'a strictement rien de commun avec ce cinématographe rigoureux, ascétique et moral) ? Parce qu’une partie de ses aïeux sont morts exterminés dans les camps ?

     

    Personnellement je continue à penser que la fiction cinématographique ne peut pas s’emparer de la représentation de la Shoah, et quand bien même elle le fasse, le minimum est que cela suscite le débat, la réflexion, la controverse comme l’avaient fait en leur temps, et à juste titre, La Liste de Schindler (avec la séquence de suspense inacceptable des douches ou celle de la coloration en rouge du manteau d’une petite file au milieu d’une foule en noir et blanc) ou La Vie est belle. Plus encore, il serait important de se rappeler les remarques de Jacques Rivette concernant le film Kapo de Gilles Pontecorvo « Voyez cependant, dans Kapo, le plan où Riva se suicide en se jetant sur les barbelés électrifiés : l’homme qui décide à ce moment de faire un travelling avant pour recadrer le cadavre en contre-plongée, en prenant soin d’inscrire exactement la main levée dans un angle de son cadrage final, cet homme n’a droit qu’au plus profond mépris » (3).

     

    Venons-en au film que j’ai vu, hors de la foire cannoise, au Festival du Film de La Rochelle, puis lors d’une projection de presse. Il s’agit d’une épreuve redoutable et terrifiante, comme si au fond, pendant une heure quarante-six, l’on était confronté à un très long travelling de Kapo qui resserre par une utilisation permanente, assourdissante, esthétisante du son et par sa science des images floues, sur l’horreur.

     

    Le film nous plonge dans l’univers concentrationnaire d’Auschwitz où nous suivons sans arrêt, sans répit, Saul Ausländer, membre des sonderkommando, ces groupes constitués de prisonniers juifs, chargés de veiller au bon fonctionnement du camp d’extermination, des chambres à gaz. Saul aide les condamnés à l’extermination à se dévêtir, récupère leurs vêtements, leurs montres et objets précieux, nettoie les sols, déplace les corps des morts, participe à leur crémation dans les fours… Face à un médecin Nazi achevant un jeune enfant ayant survécu à l’empoisonnement au Zyklon B, Saul dit qu’il s’agit de son fils. Dès lors, il n’a qu’un seul objectif : donner à cet enfant un enterrement digne avec un rabbin récitant le Kaddish. Avec une obstination forcenée László Nemes filme au ras du personnage la quête de Saul. La caméra suit les déambulations du sonderkommando sans aucune ouverture de champ. Le hors champ est flou, obturé, clos où seuls les sons existent : cris des S.S., des déportés, aboiements des chiens, plaintes étouffés, bruits des corps trainés, entassés, crépitements des fours… Des sons vibrants, étourdissants qui donnent la mesure du cauchemar concentrationnaire. Mais malgré le flou et l’obturation du hors-champ, nous voyons tout – la saleté, les corps amassés et jetés dans les flammes, les chairs martyrisées, les murs lugubres, les couloirs blafards… - bien plus encore que si ces horreurs nous étaient totalement montrées (ce qui serait bien entendu tout aussi inacceptable). Bien que László Nemes s’en défende, il s’agit d’une forme de complaisance. Dans les entretiens qu’il a donnés, le jeune réalisateur se réclame d’un cinéma de l’épure précisant que « Le flou et le hors-champ construisent un espace mental pour le spectateur. C’est là que la vraie horreur nait » (4). C’est bien de cela qu’il s’agit : plonger le spectateur dans l’horreur d’Auschwitz comme s’il y était et qu’il ne pouvait s’en échapper, un Auschwitz virtuel.

    Le dispositif imaginé par le jeune cinéaste hongrois est implacable : après un premier plan de nature hors du camp, nous sommes avec Saul, le sonderkommando, tenu sombre, une croix rouge en forme de X sur le dos de sa veste. Un convoi de déportés arrive. Dès lors, nous n’allons jamais le quitter, la caméra, portée à l’épaule par le chef operateur, va le suivre dans toutes ses déambulations à l’intérieur et l’extérieur du camp, imprimant aux images un tremblé subjectif. Ce choix esthétique, très contestable renvoie aux images des jeux vidéo, à une réalité virtuelle. Il désigne sa place au spectateur, celle de Saul. Et comme dans un jeu vidéo, il y a un enjeu, une mission. La mission imposée aux spectateurs est celle de Saul : soustraire le corps de l’enfant au médecin nazi, trouver un rabbin qui récitera le Kaddish, lors de l’inhumation du gamin. Cela, au sus et vu des Nazis. Bien sûr, le film n’étant pas interactif (ce serait le stade ultime de l’ignominie!), nous ne pouvons qu’être, et faire, ce que fait Saul, c'est-à-dire peu de choses car nous sommes dans un camp d’extermination. Néanmoins, il y a des imprévus, des arrivées de convoi supplémentaires, des ordres soudains des allemands, une révolte des sonderkommando à laquelle Saul ne participe pas, préférant garder le cap de son obsession, faire enterrer l’enfant. La dernière partie du film redouble de suspense : Saul et donc vous, spectateurs, arriverez-vous à mener à bien cette mission, ballotés par les évènements qui se succèdent, la révolte des sonderkommandos (5), votre fuite, l’enfant dans les bras, un présupposé rabbin à vos côtés… L’inacceptable est à son point culminant et la position surplombante du cinéaste démiurge impardonnable.

    Je pense qu’il est impossible de représenter la Shoah par la fiction. Cela est et reste pour moi un interdit. László Nemes par son choix d’esthète ne garde pas la bonne distance avec son sujet. Il fait de la Shoah, un enjeu fictionnel à suspense. Il existe des images d’archives tournées par des cinéastes américains, combattant dans les rangs de l’armée durant la seconde guerre mondiale Nazi Concentration Camps de George Stevens par exemple ou encore des films de John Ford et Samuel Fuller (l’entretien que ce dernier accorde à Emile Weiss dans Falkenau, vision de l’impossible (1988) est passionnant sur le statut des images des camps de la mort. Samuel Fuller est le parfait contre exemple en morale de cinéma de László Nemes. Dans son film de fiction Au-delà de la gloire (The Big Red One) (1980), il part de sa découverte réelle des camps pour montrer de la manière la plus sobre possible, la découverte des fours crématoires par un soldat (6). L’homme de la pointe de son fusil ouvre la porte du four et là, la sidération le saisit. Être sobre et humble c’est ce qu’a oublié ce jeune cinéaste, faisant passer son égo d’artiste en premier lieu. Il privilégie la forme, le suspense, la mise en situation du spectateur avant de penser au fond, l’horreur impensable, irreprésentable de la Shoah.

    Le Fils de Saul est un film d’artiste, un œuvre en recherche d’un absolu d’esthétisme, qui ne laisse à son spectateur, en immersion totale dans ce spectacle de la mort, aucun moment pour penser, essayer de comprendre puisqu’il assigné à être Saul, donc à n’avoir aucun recul possible.

    Effrayant, monstrueux, insoutenable, si le film nous dit beaucoup de la défaite de la pensée et de l’effondrement des valeurs de notre société occidentale, c’est plutôt par ses défauts. Le spectacle doit dominer. Le Fils de Saul est insupportable non pas à cause de l'horreur de la Shoah mais en raison du dispositif artistique formel implacable qu'il impose aux spectateurs. Le danger est que face à son accueil, il s’impose comme une œuvre importante, un tournant crucial de la représentation de la Shoah dans une époque où les derniers témoins vivants se font de plus en plus vieux et rares. Plus inquiétant, le manque de débats et de controverses sur le film. La sanctification du film peut comme la muséification faire autant pour l’oubli que pour la mémoire. Ce qui importe, c’est d’écouter les témoins vivants ou présents dans les documentaires, continuer de faire circuler la parole, de susciter la réflexion philosophique et politique, de faire que la mémoire soit une mémoire vivante et inaliénable.

    Jacques Déniel



    Le Fils de Saul de László Nemes

    Hongrie – 2015 – 1h46 avec Géza Röhrig, Levente Molnar, Urs Rechn

    Notes :

    (1)  Claude Lanzmann s’exprimant en 1993 sur la représentation des camps d’extermination au cinéma.

    (2)  Georges Didi-Hubermann – Sortir du noir – Editions de Minuit - 2015

    (3)  -Jacques Rivette -"De l'abjection" - Cahiers du cinéma n° 120, juin 1961, pp. 54-55.

    (4)  Entretien avec de László Nemes – Libération du mercredi 14 novembre 2015.

    (5) Le 7 octobre 1944, les hommes du Sonderkommando d’Auschwitz détruisent les crématoires III et IV du camp. Tous les révoltés et déportés s’enfuyant seront repris et tués.

    (6) Samuel Fuller combat dans les Ardennes, poursuit en Allemagne. Il filme la libération du camp de concentration de Falkenau, en Tchécoslovaquie. « Je ne savais pas que j'allais tourner mon premier film », déclare-t-il.

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  • Chez nous Lucas Belvaux

    Chez nous Lucas Belvaux

    Le plus terrible dans ce monde c'est que chacun à ses raisons

     

    Je considère Lucas Belvaux comme l'un des grands cinéastes contemporains. Pas son genre, 38 Témoins, Rapt, "La Raison du plus faible, Un couple épatant, Cavale, Après la vie, Pour rire, Parfois trop d'amour sont tous de beaux films servis par une mise en scène sèche et subtile.

    Dans son nouveau long métrage Chez nous dont il a écrit le scénario en collaboration avec Jérôme Leroy, Lucas Belvaux tombe malheureusement dans le piège de la fiction politique manichéenne et caricaturale. (C'est entendu le Front National est un parti d'extrême droite, de nombreux propos tenus dans le film sont justes et certainement en dessous de la réalité.) (1), (2).

     

    Mais quand il s'agit de faire une œuvre cinématographique où les questions politiques et sociales sont le cœur du projet, il faut savoir être dialectique et exposer les faits et idées avec un sens aigu de la crédibilité frictionnelle. Or le scénario de Chez nous n'est pas crédible. Comment cette jeune femme Pauline Duhez (Émilie Dequenne), une infirmière ne faisant jamais de politique, ne votant pas, n'y connaissant rien, peut-elle se voir proposer d'être tête de liste! (Steeve Briois, Maire de Henin- Beaumont, région où se déroule le film est élu bien plus doué et rusé politiquement que cette gentille infirmière!). Les idées politiques du parti le Rassemblement National Populaire (R.N.P.) ne sont pas analysés avec clarté. Ils sont ici slogans affirmés! La misère social et la pauvreté de la région ne sont que brièvement évoqués. Les exclus dont parle Christophe Guilluy dans ses ouvrages Fractures françaises et La France périphérique ne sont pas réellement présents à l'écran. Agnès Dorgelle, leader du Rassemblement National Populaire, interprétée par Catherine Jacob est une représentation faible et ratée de Marine Le Pen, bien plus convaincante et engagée. Le peuple dont Agnès Dorgelle se revendique dans ses discours est le grand oublié de ce film. Les personnes âgées et les malades que visitent l'infirmière semblent tous être de potentiels électeurs du R.N.P. Jamais leurs motivations mêmes minimes ne sont données. Ils ne tiennent que quelques propos de comptoirs existant dans le réel mais ici extrait de toutes autres considérations sociales, politiques et humaines. Tous ces petits blancs sont caricaturaux! La scène où des gamins insultent et chassent violemment une jeune femme (fille d'immigrés européens des années soixante) qui déchire les affiches de campagne électorales du RNP, déçue du choix politique de son amie Pauline Duhez, est un incroyable renversement sociologique et politique. Les maghrébins ne sont pas mieux lotis. Ils ne sont présents que comme faire valoir de leurs souffrances et de la stigmatisation qu'ils subiraient. Jamais, ils ne sont des personnages à part entière. Même la jeune fille Djamila Oumaouche n'est que le porte voix d'un discours criant à la stigmatisation des musulmans. Comme dans la majorité des articles de la presse où des discours politiques de gauche les maghrébins sont réduits à leur statut de musulmans et de stigmatisés. En voulant convaincre que le RNP est un parti fascisant, le film se disperse en insistant lourdement sur la nébuleuse crypto-nazi et/ou nationaliste flamande. Aucune de ces petites frappes totalement détestables n'ont une seule chance de se réhabiliter. Ainsi Stéphane Stankowiak (Guillaume Gouix) est jugé comme une ordure définitivement irrécupérable. Rien ne peut le sauver de son statut de salaud! Seul André Dussollier incarne avec un talent certain un médecin sympathique au passé sulfureux qui s'avère être un cadre roué et particulièrement pervers du R.N.P.

     

    Quand on fait du cinéma, il faut toujours penser à cette phrase d'Octave dans La Règle du Jeu de Jean Renoir: "Le plus terrible dans ce monde c'est que chacun à ses raisons". Il faut savoir aimer tous ces personnages même les plus détestables afin de pouvoir amener le spectateur à comprendre leurs motivations, leurs raisons d'agir qu'elles soient bonnes ou mauvaises voire détestables et scandaleuses. Malheureusement, très décevant cinématographiquement et politiquement, rappelant les mauvaises fictions politiques de Yves Boisset ou d'André Cayatte, le film confirme que le cinéma français ne sait décidément pas s'attaquer aux questions politiques ou historiques françaises. Seuls L'Exercice de l’État, le film de Pierre Schoeller (2011) ou Avoir vingt-ans dans les Aurès de René Vautier (1972) sont des réussites exemplaires dans ce domaine.

    Jacques Déniel

    (1) Depuis l'écriture de ce texte en 2016, le Front national est devenu le Rassemblement National un parti de droite

    (2) Le R.N. n'est plus le parti d'extrême droite qu'il était au moment de l'écriture de ce texte.

    Chez nous un film de Lucas Belvaux – 2016 – 1H58

    Scénario: Lucas Belvaux, Jérôme Leroy

    Interprétation: Émilie Dequenne · André Dussollier · Guillaume Gouix · Catherine Jacob · Anne Marivin

  • Bruno Reidal, confession d'un meurtrier

    Bruno Reidal, confession d'un meurtrier de Vincent Le Port

     

    Sous le soleil de Satan

     

    Il y a longtemps que je n'avais pas vu un film français aussi impressionnant, beau et terrible, calme et convulsif. Une œuvre hantée par le péché et la folie, la haine et l'amour, la foi dans l'amour et la miséricorde du Christ et l'abandon aux tentations du Diable.

    Auteur de plusieurs films forts et inventifs tels Finis Terrae et Le Gouffre moyens métrages très réussis inspirés par des légendes bretonnes, Vincent Le Port réalise avec Bruno Reidal, confession d'un meurtrier son premier long-métrage ambitieux et radical.

    Il nous conte une véritable histoire tragique survenue le 1er septembre 1905 à Raulhac dans le Cantal. Bruno Reidal, un jeune paysan séminariste de 17 ans se constitue prisonnier après avoir sauvagement assassiné et décapité un enfant de 12 ans. Afin de comprendre son geste et ses motivations, des médecins l'interrogent et lui demandent de relater sa vie depuis son enfance jusqu’au jour du crime. Son auteur est un jeune paysan chétif et malingre, doux et brutal, aimant et sauvage. Il est un excellent élève à l'école primaire ainsi qu'au petit séminaire de Saint-Flour où il veut être le meilleur.

    Ce meurtre terrifiant se déroule au moment où la France est en pleine séparation de l'Église et de l’État. Il marque fortement les journalistes et la population au début du XX siècle. La presse publie de nombreux articles dont ceux très anticléricaux du quotidien La Lanterne dirigé par Victor Flachon qui n'hésite aucunement à formuler que le meurtre est le résultat de l'éducation dispensée par les religieux du petit séminaire de Saint-Flour. En 2020, l'historien progressiste Philippe Artières écrit un ouvrage consacré à ce crime, Un séminariste assassin où il conclut avec une certaine désinvolture et peu d'arguments que les motivations du meurtrier seraient dues au fait que Dieu se meurt.

    La force du film Vincent Le Port est justement que le cinéaste ne donne aucune explication rationnelle. Il laisse les spectateurs libre de penser face à ce drame.

    Par sa mise en scène ascétique, rigoureuse, minérale et lumineuse, Vincent Le Port ne cherche pas à expliquer sociologiquement ou psychologiquement le caractère violent et brutal de cet acte monstrueux perpétré sans raisons apparentes ni compréhensibles. Jamais il ne juge ni excuse le crime odieux du jeune homme. Bruno Reidal semble s’estimer « ni fou, ni criminel». Lorsque le meurtrier conteste le premier rapport de médecins légistes, l’affaire est confiée à l’expertise d’un professeur de médecine légale et spécialiste de l'anthropologie criminelle, le célèbre professeur Alexandre Lacassagne, qui interroge avec deux autres médecins aliénistes le jeune homme puis lui demande d'écrire le récit de sa vie.

    Le film est servi par la force du dépouillement formel et clinique de la mise en scène, par le choix de la voix-off pour dire les paroles exactes de l'assassin recueillies dans les archives du professeur Lacassagne et transcrites à l'écran, par la musique discrète d'Olivier Messiaen et l'interprétation magistrale de Dimitri Doré, jeune comédien de théâtre pétri de talent qui donne au personnage de Bruno Reidal cet incroyable mélange de douceur et de fureur, d'amour et de haine, de clairvoyance et de trouble absolu.

     

    Une œuvre austère sur les affres de la souffrance psychiatrique d'un être et sur les manigances et ruses du Démon qui pervertissent l'âme du jeune garçon dont ni les membres de sa famille, ni les prêtres, médecins, gendarmes et juges n'ont pu comprendre les désastres opérés par la conjonction d'un passé de misères et de violences - rudesse paysanne, égorgement annuel du cochon, le viol à dix ans par un berger qui le masturbe contre son gré - et son appétence obsessionnelle pour la pulsion criminelle associée à une jouissance sexuelle onaniste frénétique contre laquelle il tente de lutter en vain durant toute son enfance et son adolescence.

     

    Ce jeune homme solitaire et taiseux, intelligent et lucide confesse dans son texte vertigineux dit par sa voix frêle mais assurée et juste, ses rêves secrets de faire souffrir les élèves les plus beaux physiquement et les mieux dotés socialement que lui, ses souffrances face au péché, son incommensurable amour pour Dieu qu'il confond soudain avec le Malin. Les pulsions de mort et les puissances du Mal conduisent irrémédiablement Bruno Reidal à servir Satan.

     

    Jacques Déniel

     

    Bruno Reidal, confession d'un meurtrier

    Un film de Vincent Le Port – France – 2019 – 1h 41

    Interprétation: Dimitri Doré, Jean-Luc Vincent, Roman Villedieu, Alex Fanguin, Tino Vigier, Nelly Bruel, Ivan Chiodetti, Rémy Leboucq, René Loyon...

     

    Sortie Combo Blu-ray + DVD aux Éditions Capricci le 23 Août 2022



  • Avec amour et acharnement un film de Claire Denis

    Avec amour et acharnement un film de Claire Denis

     

    Acharnement destructeur

     

     

    Avec amour et acharnement, adapté du roman de Christine Angot, Le Tournant de la vie est une œuvre d'une très grande force cinématographique, un film tellurique et bouleversant. L'art crépusculaire de Claire Denis, très grande cinéaste auteur des superbes: J'ai pas sommeil (1994), Us Go Home (1994), Nénette et Boni (1996), Beau Travail (1999), Trouble Every Day (2001), Vendredi soir (2002), Les Salauds (2013), High Life (2018)... s'y déploie une fois de plus avec ampleur, finesse, rigueur et un sens très aigu du déroulement du temps et de l'occupation de l'espace par les corps en mouvement de ses acteurs tous excellents .

     

    C'est un film sur le désir féminin et le désastre amoureux en découlant qui met en scène une femme Sarah, journaliste à Radio France interprétée par Juliette Binoche, lumineuse et grave, acharnée et menteuse et deux hommes Jean, l'ange, impeccable Vincent Lindon, taiseux, tendre et amoureux, pas très doué pour s'insérer dans le monde du travail, en rage, à juste titre et François, implacable et immense Grégoire Colin, la bête, un dominant, dur, possessif - remarquable scène où il prend possession du balcon de Jean et Sarah. Une histoire d'emprise amoureuse et sexuelle par un homme perverse sur une femme qui préfère sombrer, portée par ses désirs, que vivre sincèrement et sereinement sa vie amoureuse.

     

    Les enchâssements des plans, le montage paradoxalement fluide et abrupt, la beauté de la lumière et du cadre en cinémascope signée du chef-opérateur Eric Gautier, la fièvre mélancolique de la musique de Tindersticks, le déroulement du temps, l'utilisation de l'espace tant dans les scènes d'intérieur - en particulier toutes celles filmées dans l'appartement de Sarah et Jean où Claire Denis joue à merveille du décor, le balcon du couple depuis lequel nous avons la vue sur Paris, la Butte Montmartre et le Sacré-Cœur se détachant dans le ciel, étant un élément dramatique essentiel de la fiction - que dans les scènes d’extérieur lorsque Jean se déplace en automobile, lorsque les deux hommes bougent sur le terrain de sport où François par sa mobilité agile et massive prend possession de l'espace.... Paris est magistralement filmée et éclairée, les corps et les déplacements des acteurs sont magnifiés, les visages parfois cadrés en gros plans secs et lumineux. Les dialogues écrits avec Christine Angot sont justes, ciselés, cruels, durs... .


    Un film qui s'inscrit subtilement dans son époque où les discours essentialistes (ainsi cet incroyable entretien de Sarah avec un Lilian Thuram confusionniste s'appuyant sur les dires de l'inévitable Frantz Fanon) enferment les êtres -Marcus en particulier- dans des schémas simplistes et réducteurs. Le beau dialogue où Jean tente avec une ferme conviction de faire comprendre à son fils Marcus, l'importance d'être soi-même est formidable et porteur d’espérance, contrant la bêtise essentialiste de Thuram, de même les propos de l'éditrice et militante Libanaise Hind Darwish s'inquiétant de la désertion catastrophique de son pays par les classes moyennes fuyant, sans espoir de retour, à l'étranger. (En cela le film n'est en rien immigrationniste comme le croit une notule critique d'un mensuel de droite). Curieusement, le film, Ours d'Argent à Berlin a été reçu tièdement ou mal compris par la critique cinématographique mais très aimé par de nombreux spectateurs enthousiastes (140 000 entrés France au 21/09/2022).

     

    Porté par la belle mélodie de la chanson finale des Tindersticks, le film s'achève laissant Sarah croire qu'elle a effacé les hommes de sa vie, elle s’éloigne solitaire mais dès le prochain tournant de la vie, le réel ressurgira. Alors, le générique défile et apparait une image de bonheur possible ou Jean et son fils Marcus jouent un match de rugby, filmé dans des couleurs pastels passées comme si elles appartenaient à une époque révolue.

    Jacques Déniel

     

    Avec amour et acharnement un film de Claire Denis

    France – 2021 – 1h56 – Ours d’Argent au Festival International du Film de Berlin en 2022

    Scénario: Claire Denis et Christine Angot d'après son roman Le Tournant de la vie

    Musique:Tindersticks

    Interprétation: Juliette Binoche, Vincent Lindon, Grégoire Colin, Bulle Ogier, Issa Perica...

    Sortie sur les écrans le 31 août 2022

  • Titane de Julia Ducourneau

    Titane de Julia Ducourneau

     

    Sous l'emprise de Satan

     

    Julia Ducourneau, jeune cinéaste et scénariste, auteur de deux courts-métrages, d'un premier long-métrage d'horreur Grave stupide et grotesque produit entre autre par Julie Gayet vient d'obtenir la récompense suprême, le Graal, la Palme d'Or au Festival International du film de Cannes pour son deuxième film de fiction Titane.

     

    Le film nous conte l'histoire d'Alexia (interprétée par Agathe Rousselle), une jeune femme qui porte sur la tempe droite une plaque de titane greffée à la suite d'un accident automobile accident subi à l'âge de 12 ans par sa faute. Privée de toute compassion, elle devient une tueuse en série animée d'une rage et d'une violence d'une rare inhumanité. Elle travaille dans une discothèque située dans un loft comme danseuse sexy. Elle y mime comme plusieurs autres jeunes femmes des accouplements lascifs avec des voitures pour le plaisir d'humains en voie de dégénérescence avant de copuler effectivement avec une automobile (dans le monde progressiste tout est possible). Enceinte du rutilant véhicule, affolée, effectuant meurtres sur meurtres, brulant vifs ses parents, elle décide de masquer sa féminité et de devenir un garçon. Un commandant de pompiers (Vincent Lindon caricatural à souhait) dit reconnaître son fils disparu dans cet être ambivalent.

     

    La fiction peut dès ce moment dérouler ses sujets favoris, très en vogue dans le monde de la culture, du cinéma, universitaire et des médias: les identités troubles, la sensualité transgenre, la fluidité sexuelle totale, la détestation des mâles, la fascination de la transformation des corps, de leur enlaidissement et de la violence outrancière, l'inclusion de toutes, même des tueuses en série dans une société transfigurée par le délire hystérique.

     

    Le film sous l'emprise de Satan est une œuvre du Mal nous parlant du réel – ni un conte, ni une histoire d'anticipation – dans une société ravagée par l'horreur, la laideur, la folie furieuse. La cinéaste possède parfois un réel talent de mise en scène malheureusement au service d'une histoire sans intérêt et ridicule. Titane est surtout gangréné par sa complaisance totale pour l'horreur, la violence gratuite absolue, la laideur des corps et des âmes des personnages, le goût de la déglingue et du sadisme.

     

    La bêtise du scénario travaillant le rapport femmes/voitures - certains ont évoqué Crash mais cette histoire n'a rien à voir avec la force sexuelle, érotique et intellectuelle dégagée par l’œuvre de Cronenberg - femme/homme, des hommes entre-eux, du devenir machine des êtres humains, de leur fluidité de tous les possibles en somme, fait de ce film une ode au crime, à la cruauté absolue et dépeint une société décadente et dégénérée. Point de rédemption possible contrairement à ce que voudrait nous faire croire la cinéaste. La récompense de ce film, qui inspire le dégoût, par la Palme d'Or nous oblige à considérer que la situation du cinéma et bien-sûr de notre société occidentale est grave.

     

    Jacques Déniel

     

    Titane un film de Julia Ducourneau - France – 2020 – 1h48

    Interpétation: Agathe Rousselle, Vincent Lindon, Garance Marillier, Bertrand Bonello.... Actuellement au cinéma