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Une certaine idée du cinéma le blog de Jacques Déniel - Page 3

  • Rio Grande un film de John Ford

    Rio Grande un film de John Ford

     

     

    Ligne de front, ligne de cœur

     

    Fin des années 1870, le Colonel de cavalerie , Kirby York accueille dans son régiment son propre fils, le jeune Jeff, recalé à West Point. Séparée de York depuis un épisode tragique de la Guerre de Sécession, Kathleen, la mère de Jeff, intervient auprès de son époux pour qu’il n’accepte pas le jeune homme dans sa garnison. La guerre contre les Indiens fait rage, et la mère craint pour la vie de son fils…

     

    Les éclats d’une trilogie blessée

    Lorsqu’on évoque la première trilogie de la cavalerie de John Ford, on cite volontiers Fort Apache (1948) et La Charge héroïque (She Wore a Yellow Ribbon1949), œuvres vénérées. Rio Grande, tourné en 1950, bien moins aimé par la critique a longtemps souffert d’une réputation de film de commande pour les besoins et les exigences du studio. Cette légende critique, pourtant, s’effondre dès que l’on regarde le film avec attention. Car ce que Ford offre ici n’est pas un western ordinaire, mais un récit profondément humain où se nouent l’amour, l’Histoire et la mémoire d’une nation divisée.

    Le retour du combat

    Ce qui frappe d’abord, c’est l’ouverture. Une compagnie de cavalerie rentre au fort après une bataille meurtrière. Les hommes avancent au ralenti, les épaules voûtées, sous la musique grave de Victor Young. Les femmes attendent, la gorge serrée. Ford filme la défaite intérieure, la fatigue, la souffrance écrite sur les visages. Aucun triomphalisme, aucune rhétorique glorieuse — seulement le poids du réel. Cette séquence impose d’emblée la tonalité du film : une méditation sur le coût humain de la guerre.



    Monument Valley, cathédrale des solitudes

    Puis le film s’ouvre sur les vastes étendues de Monument Valley, ces formations minérales que Ford a transformées en cathédrales de cinéma. Quelques scènes y sont tournées, comme des respirations dans le récit. La roche rouge, les plateaux lointains, le ciel infini donnent au film une dimension mythique, mais aussi une profondeur morale : l’homme y apparaît petit, vulnérable, perdu dans un monde plus ancien que ses querelles.



    Une famille éclatée

    Au cœur du film se trouve une famille brisée. Kirby Yorke (John Wayne), officier rigoureux, porte en lui un passé qu’il ne peut effacer. Pendant la Guerre de Sécession, il a brûlé la plantation sudiste de sa femme, Kathleen Yorke (Maureen O’Hara), obéissant au devoir mais trahissant l’amour. Cet acte, jamais représenté à l’écran mais constamment évoqué, hante chacun de leurs gestes. Leur fils, Jeff Yorke (Claude Jarman Jr.), échoue à West Point et devient simple soldat sous les ordres de son père. Toute la douleur du film se cristallise dans cette situation : un père contraint de traiter son fils comme un subalterne, une mère venue supplier qu’on lui rende un enfant qu’elle a déjà perdu une première fois.



    Un foyer brisé au milieu de la guerre

    Les scènes de retrouvailles entre Kirby et Kathleen comptent parmi les plus belles de Ford : regards suspendus, voix retenues, émotion palpable dans la moindre inflexion. Il ne filme jamais l’amour de manière appuyée ; il filme ce qui reste quand il a été blessé. L’expression des sentiments se loge dans une tasse posée, un souvenir évoqué, une chanson qui réveille ce qui dormait.



    Fraternité, humour, loyauté

    Autour d’eux gravitent les soldats, personnages fordien par excellence, et notamment le sergent Quincannon (Victor McLaglen), mélange irrésistible de clown et de roc, capable d’un humour tonitruant comme d’une loyauté absolue. Les Sons of the Pioneers, déjà présents dans Wagon Master, ajoutent une note chaleureuse et presque sacrée à l’ensemble. Leurs ballades accompagnent le film comme un chœur venu des origines du pays.



    Père et fils

    L’un des moments les plus bouleversants survient lorsque Yorke, pénétrant dans une église en ruines pour sauver des enfants kidnappés par les Apaches, aperçoit enfin son fils. Jeff, pourtant héros de l’instant, apparaît simplement comme un enfant parmi les enfants. Ford affirme ici, sans discours, que la virilité guerrière s’efface devant l’amour d’un père. Dans ce simple geste — un regard qui tremble — réside l’une des subversions les plus délicates du western classique.



    La traversée du Rio Grande

    Lorsque le film se conclut sur la traversée du fleuve, ce n’est pas seulement une opération militaire qui s’achève, mais un mouvement intérieur. Le Rio Grande cesse d’être frontière : il devient passage, réconciliation, promesse. Le couple se retrouve, le fils retrouve une place, et la communauté, un avenir.

    Rio Grande est un film secret, pudique, immense par sa simplicité même. Un film où les paysages de Monument Valley dialoguent avec les fissures du cœur humain. Un film où le mythe de l’Ouest s’ouvre à la tendresse, où la marche de la cavalerie se transforme en marche vers le pardon. Un œuvre qui prouve, en silence, que la grandeur de Ford réside moins dans les chevauchées que dans l’attention qu’il porte à ce qui tremble.

     

    Rio Grande un film de John Ford

    d'après la nouvelle de James Warner Bellah

    interprétation: John Wayne, Maureen O’Hara, Victor McLaglen, Claude Jarman Jr, Ben Johnson...

    Musique : Victor Young

    États-Unis – 1950 – noir et blanc – western – 1h45

  • La Source de Bergman : La grâce à l’épreuve du Mal

    La Source de Bergman : La grâce à l’épreuve du Mal

    Une parabole médiévale à la simplicité implacable

    La Source (Jungfrukällan, 1960) est l’une des œuvres les plus limpides et les plus cruelles d’Ingmar Bergman. Adaptant une ballade suédoise du Moyen Âge, le cinéaste tisse sous l’apparente simplicité du conte une méditation profonde sur le mal, la culpabilité, la foi et le silence de Dieu. Rien, dans cette histoire dépouillée, n’est laissé au hasard : chaque geste, chaque silence, chaque souffle de la nature participe à une réflexion qui dépasse la seule époque médiévale.

    Le scandale du mal

    Le destin de Karin, jeune fille lumineuse envoyée à l’église, bascule dans une violence brute lorsque trois vagabonds la rencontrent au détour d’un chemin forestier. Bergman refuse toute explication psychologique : le Mal surgit dans son caractère nu, injustifiable, comme une blessure infligée au monde. La scène centrale, filmée sans effets, déploie la dimension scandaleuse d’une violence qui contredit toute idée d’ordre ou de justice. Le film pose, frontalement, la question d’un univers où l’innocence n’a plus de protecteur.

    Figures féminines et tension spirituelle

    Autour de Karin gravitent deux présences qui élargissent la portée mythique du récit.
    Sa mère, Märeta, chrétienne sincère mais rongée par la culpabilité, porte en elle une tension entre foi et ressentiment, entre amour maternel et douleur intime.
    Quant à Ingeri, la jeune servante enceinte, son ambivalence la rend fascinante : attirée par des rites païens, taraudée par la jalousie et la peur, elle semble percevoir dans la forêt une présence que les autres refusent de voir. À travers ces trois figures féminines se déploie un paysage spirituel complexe : le christianisme institutionnel, la croyance intuitive, et une spiritualité archaïque qui persiste dans les marges.

    La nature comme personnage

    La forêt suédoise n’est jamais un décor. Sculptée par la lumière blanche de Sven Nykvist, elle devient une force autonome, un espace où l’ordre humain se dissout. Le vent, les troncs, les rivières semblent observer les personnages ; la nature, indifférente mais présente, accueille l’innocence comme la violence. Bergman filme cet univers comme un sanctuaire mouvant, un seuil entre les croyances, un lieu où l’invisible affleure. Le rythme lent, presque liturgique, confère au film une dimension de rituel : chaque déplacement, chaque regard, chaque ombre devient un signe possible.



    La vengeance : entre justice et archaïsme

    Lorsque Töre découvre le corps de sa fille, il s’abandonne à une vengeance rituelle qui semble dépasser sa seule conscience morale. Son geste, d’une lenteur solennelle, évoque les rites d’un paganisme enfoui : purification au bouleau, retour instinctif à une justice antérieure au christianisme. Bergman montre l’homme déchiré entre foi et violence, entre la demande de justice et la contamination par le mal qu’il cherche à punir. La vengeance ici n’apaise rien : elle creuse davantage le gouffre moral.

    La source : miracle de la Rédemption

    À l’endroit où Karin a été tuée, une source jaillit soudain. Ce surgissement, que le père perçoit comme une réponse divine et qui peut sembler ambigu est un miracle. La consolation de la grande miséricorde de Dieu. La source énigme, présence muette ouvre une brèche dans le désespoir sans totalement le refermer. Elle signifie, la possibilité d’une grâce, mais une grâce qui ne supprime ni le mal ni la douleur : seulement une eau, claire, fragile, pour laver les corps et les consciences pour ceux qui accepte la Rédemption.

    Le silence de Dieu

    Comme souvent chez Bergman, Dieu n’est ni absent ni présent : il est silencieux. Les personnages cherchent des signes dans un monde où les réponses ne se livrent jamais clairement. La source elle-même ne résout pas les contradictions du film ; elle les révèle. La Source interroge ainsi la relation entre l’homme et le divin : une relation faite de doute, de supplication, d’attente de vertige et de miséricorde.

    Conclusion : un film de douleur et de lumière

    Par son dépouillement, par la puissance de ses symboles, par la présence sacrée de la nature, La Source demeure l’un des films les plus troublants de Bergman. Œuvre de souffrance et de lumière, elle affronte les questions essentielles : comment vivre dans un monde où le Mal surgit sans cause ? Que vaut la justice humaine ? Une source — fragile, improbable — jaillit dans une terre dévastée. C’est peut-être là que réside la grâce : dans cet instant où l’eau commence à couler, sans effacer la douleur, mais en offrant une possibilité de recommencement. Bergman est fidèle à la cantate du XIVeme siècle dont il s'est inspiré et filme un drame qui se situe entre la tragédie grecque et le théâtre élisabéthain. La Source est un authentique chef-d’œuvre cinématographique. Perfection de la mise en scène : l’angoisse, les cris, la beauté ou l'énigme du monde nous sont exposés à l'aide de cadres, de lumières, de mouvements de caméras subtils, de regards, de bruits, de cris, de chuchotements, de gémissements et de silences.

    Jacques Déniel

    La Source (Jungfrukällan) Suède – 1960 - 89 minutes
    Réalisation : Ingmar Bergman, Scénario : Ingmar Bergman et Ulla Isaksson, d’après une ballade médiévale suédoise (Töres döttrar i Wänge)Photographie : Sven Nykvist
    Interprètes principaux : Max von Sydow (Töre), Birgitta Valberg (Märeta), Gunnel Lindblom (Ingeri), Birgitta Pettersson (Karin), Axel Düberg, Tor Isedal, Allan Edwall, Axel Slangus, Gudrun Brost, Oscar Ljung…

  • Les Inféconds, d’Émie de Rolles

    Les Inféconds, d’Émie de Rolles

    La quête de la vérité dans un monde stérile



    Un roman d’une grande intensité spirituelle

    Sous le pseudonyme d’Émie de Rolles, Jacques-Émile Miriel, critique littéraire et cinéphile brestois, féru de culture et présentateur inspiré de séances au cinéma Les Studios à Brest, signe avec Les Inféconds une œuvre d’une belle intensité spirituelle. Habité par la tradition des moralistes et des libertins, Miriel conjugue lucidité et sensualité, ironie et gravité, pour sonder les abîmes d’une époque où la transmission — spirituelle, charnelle, artistique — semble s’être éteinte. Le cinéma, présent dans l’univers du roman, irrigue sa pensée et ses images, mais n’imprime pas sa forme : il agit comme un contrepoint poétique, un miroir du monde.

    Entre Paris et la Bretagne : les territoires de l’âme

    L’action se déploie entre une grande ville et la Bretagne. Le protagoniste, Pierre, critique littéraire et catholique attaché aux messes tridentines, incarne la figure du dandy moderne, partagé entre foi et désir, entre lucidité critique et quête d’absolu. Pour lui, l’art — littérature, peinture, musique, cinéma — est la plus haute expression du monde, peut-être même son sanctuaire sacré.

    Pierre, Jonas et l’Abbé de Frassout : figures de la foi et du doute

    Jonas, son cousin, jeune aristocrate catholique désœuvré, est hanté par un passé douloureux — les attouchements subis dans son adolescence par le Révérend Père Soufflot. Accompagné de Pierre, il dialogue longuement avec l’Abbé de Frassout, son confesseur. Ce dernier, attentif et cultivé, apparaît comme une conscience lumineuse, un théologien profond et miséricordieux, dont la parole apaise. Saint Augustin, Pascal et les Évangiles, mais aussi Casanova ou Rousseau, sont des penseurs essentiels pour Pierre, le narrateur. Tandis que la fièvre mystique et la noirceur de Dostoïevski inspirent Jonas.

    Cécile et Fanny : visages du désir et de l’amour

    Cécile, jeune fille de la bonne société parisienne, incarne quant à elle cet obscur objet du désir partagé entre Pierre et Jonas : elle représente la beauté inaccessible, la pureté qui aimante et déchire. Mais c’est en Fanny, jeune femme moderne et libre rencontrée en Bretagne, que Pierre trouve un écho charnel et vivant à sa quête intérieure. Leurs amours, dans le manoir familial de Jonas, tout près des plages sauvages de l’ouest du Finistère, sont décrites avec une intensité sensuelle.

    Le mystère de la société secrète des Inféconds

    Au cœur du roman se déploie le mystère de la société secrète des Inféconds, cercle initiatique où Pierre est introduit par le Maître Clovis Ranger. L’initiation de Pierre — scène à la fois libertine et rituelle menée par Maîtresse Babou, prêtresse du rite — évoque une liturgie de la chair, portée par la musique hypnotique d’Alan Vega et inspirée à la fois par l’esthétique littéraire du XVIIIᵉ siècle libertin et Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick. Le romancier y retrouve une tension essentielle : la recherche de Dieu à travers le corps, la tentation d’un salut dans le vertige du plaisir. Pour être définitivement accueilli comme membre du Club des Inféconds, il devra faire une conférence à partir d’une phrase extraite de l’Épître aux Hébreux.

    Le cinéma, miroir poétique du réel

    Si le cinéma affleure souvent dans le texte — Kubrick (Eyes Wide Shut), Hitchcock (La Main au collet) —, c’est moins pour en reproduire les formes que pour en rappeler la puissance visionnaire : la scène où Jonas évoque la mort de la princesse de Monaco sur la corniche de la Riviera devient ainsi symbole de son propre désir d’engloutissement, comme si la beauté même appelait la chute.

    Un dandy postmoderne en quête d’absolu

    Les Inféconds est le roman initiatique d’un dandy postmoderne, sans attache, toujours en mouvement, cherchant ailleurs — dans le plaisir, la connaissance ou l’aventure — une forme d’absolu et de vérité illustrés par cette citation de Saint Paul dans l’Épître aux Hébreux : Car nous n’avons point ici-bas de cité permanente, mais nous cherchons celle qui est à venir. Cette novella de tension et d’espérance est une méditation sur la chair et l’âme, la faute et la beauté, la mort et la transmission. Jacques-Émile Miriel y déploie une écriture élégante et précise. Il réfléchit sur la nature humaine, la morale et la fécondité — non seulement au sens biologique, mais aussi intellectuel et spirituel. Dans la stérilité apparente de son époque, il cherche obstinément la germination du sens de la vie, la beauté de l’Art dans ce beau roman, un Autoportrait à la manière du peintre Johannes Gumpp.

    Jacques Déniel



    Les Inféconds : Novella postmoderne de Émie de Rolles – 2025 – Imprimé par Amazon.



  • L'Etranger de Luchino Visconti - 1967

    L’Étranger de Luchino Visconti 
     
    La première fois que j'ai vu L'Étranger de Luchino Visconti, adapté du roman d'Albert Camus, au Festival du Film de La Rochelle, j'ai été déçu. Sans doute le fait que Marcello Mastroianni interprétait Meursault me gênait. J'aurais préféré que le rôle de ce personnage soit confié à Alain Delon, plus froid et minéral que le grand acteur italien. Puis, lorsque Martine Jolly, enseignante de littérature et membre du C.A. cinéma Jean-Vigo, me proposa de présenter le film, elle sut me convaincre que le film était plus intéressant que je le pensais. Lors de cette deuxième vision au Cinéma Jean-Vigo, suivie de l'excellente analyse de Martine, je compris que le film était une œuvre de premier plan.
     
    Alger, 1935. Un modeste employé, Meursault, enterre sa mère sans manifester le moindre sentiment. Le lendemain, il se lie avec une jeune collègue, Marie, puis reprend sa vie de toujours, monotone, qu’un voisin, Raymond, vient perturber. Un dimanche, sur une plage, il tue un Arabe, qui semblait harceler Raymond depuis plusieurs jours…
     
    Visconti, dans L’Étranger, ne trahit jamais Camus. Il en épouse la lumière, la sécheresse, la fatalité. Toutes les scènes, sauf une, furent tournées en Algérie, dans ces lieux mêmes où Camus vécut, où le soleil écrase les hommes et rend toute émotion dérisoire. La caméra de Giuseppe Rotunno capte cette blancheur brûlante, ce halo immobile qui enferme les personnages comme dans une cage de chaleur.
     
    Ce qui m’avait d’abord dérangé chez Mastroianni, c’est justement ce que Visconti cherchait : une humanité qui ne soit ni froide ni héroïque, mais passive, presque tendre. Mastroianni ne compose pas un Meursault de pierre, mais un Meursault d’abandon. Son visage porte l’ombre d’une lassitude méditerranéenne, cette douceur sans illusion qui rejoint en silence la pensée de Camus.
     
    Visconti, aristocrate du désenchantement, filme moins un meurtre qu’une révélation : celle d’un homme à qui tout échappe, sauf la lumière. L’Algérie devient ici personnage, miroir du déracinement. La mer, les rues aveuglées, le procès, tout respire cette tension entre la vie et la conscience du réel. Et la musique de Piero Piccioni, avec sa lenteur presque suspendue, prolonge cette impression d’éveil douloureux, comme si le film refusait la résignation.
     
    Anna Karina, solaire et fragile, incarne la joie que Meursault effleure sans jamais la retenir. Bernard Blier, Georges Wilson, Bruno Crémer et les autres composent un cortège d’hommes ordinaires, plus absurdes encore que le crime lui-même.
     
    L’Étranger apparaît comme l’une des œuvres les plus secrètes de Visconti. Un film qui refuse le spectaculaire, qui s’enferme dans le silence intérieur d’un homme, mais pour mieux en révéler la clarté. Camus écrivait :  Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. 
    Visconti, lui, semble répondre : Aujourd’hui, le monde est là, éclatant et nu.
     
    Jacques Déniel
     
    L’Étranger  (Lo Straniero)
    Scénario  Luchino Visconti, Suso Cecchi D’Amico, Georges Conchon, Emmanuel Roblès, d’après le roman d’Albert Camus
    Image Giuseppe Rotunno
    Musique Piero Piccioni
    Montage Ruggero Mastroianni
    Interprétation: Marcello Mastroianni, Anna Karina, Bernard Blier, Georges Géret, Georges Wilson, Bruno Crémer, Jacques Herlin...
     

  • L’Étranger de François Ozon - 2025

    L’Étranger un film de François Ozon
     
    Adapter le roman L’Étranger d’Albert Camus semble presque relever du pari impossible. Après la belle et passionnante version de Luchino Visconti (1967) - détestée par la critique de l'époque de même que par les critiques actuels - , François Ozon, cinéaste très inégal (j’aime Une robe d'été (C.M - 1996 ), Gouttes d'eau sur pierres brulantes (2000) et Sous le sable (2000) s’attaque à un chef-d’œuvre de la la littérature.
     
    Présenté à la Mostra de Venise 2025, son film tourné dans un noir et blanc de belle facture oscille entre transposition sobre et un cinéma rappelant la qualité française des années quarante. Son adaptation fluctue entre une certaine fidélité - l'indifférence et le manque de compassion humaine de Meursault - et une trahison patente par son manque d’ambition métaphysique et son interprétation du roman politiquement correcte. Adapter L’Étranger est une entreprise périlleuse: comment traduire en cinéma la sécheresse de la prose de Camus sans trahir sa vérité ? François Ozon, cinéaste souvent habile dans la stylisation, se laisse ici captiver par sa propre maîtrise. Ce qu’il filme n’est plus le monde, mais un dispositif. L’image, pourtant belle, est close sur elle-même et n’accueille ni le hasard ni la vie. Là où Camus écrivait dans la lumière, Ozon filme dans la pénombre du sens. Le réalisme moral du roman cède la place à un esthétisme glacé, où la caméra fige le réel au lieu de le révéler.
     
    Le formalisme comme clôture du sens
    Chez Camus, l’absurde jaillit du heurt entre l’homme et le monde. Chez Ozon, il se dissout dans une mise en scène qui ne laisse aucune porosité. Chaque plan, chaque geste semble voulu, pensé, dirigé. L’absurde n’est plus vécu, il est démontré. Bazin rappelait que le cinéma devait laisser les choses advenir : ici, tout est tenu à distance, organisé selon un schéma mental. Ozon filme des concepts là où Camus montrait des existences.
     
    Benjamin Voisin incarne un Meursault abstrait, presque spectral. Le visage est impassible, mais sans profondeur ; le corps, présent mais inerte. L’acteur, prisonnier d’une direction glaciale, ne parvient jamais à rendre la densité d’un homme que le monde traverse sans qu’il le comprenne.
     
    Le réel vidé de sa substance
    Le soleil, la mer, la chaleur : autant d’éléments essentiels chez Camus, réduits ici à des effets d’atmosphère. Le film semble avoir peur du réel ; tout paraît contrôlé, fermé, presque désinfecté. L’Algérie n’est plus un espace vécu, mais un décor moral. On y perçoit la volonté de corriger Camus, de lui adjoindre une conscience politique que le roman, en 1942, laissait dans l’ombre.
     
    L’antiracisme démonstratif et le commentaire post-colonial
    Ce qui chez Camus relevait de la suggestion — l’indifférence à la mort de « l’Arabe », l’angle mort du colonial — devient chez Ozon un programme idéologique. L’Algérie filmée n’est plus celle d’un écrivain méditerranéen face à la lumière, mais celle d’un cinéaste contemporain soucieux de corriger l’Histoire. Cette sur-inscription politique trahit l’esprit du texte : au lieu de révéler l’ambiguïté morale du monde, elle impose un discours de parti pris d’antiracisme explicite comme un détournement du sens camusien.
     
    L’amplification des figures féminines
    Autre dérive : la volonté de donner plus de relief aux personnages féminins. Marie, la maîtresse de Meursault, se voit chargée d’une profondeur psychologique et sentimentale que Camus refusait.
    Ces scènes, souvent bavardes, installent une émotion programmée qui rompt le ton du récit. L’absurde, qui suppose le silence et la distance, se trouve submergé par un drame sentimental. Ozon cherche sans doute à compenser la froideur du texte ; il n’y parvient qu’en altérant sa rigueur.
     
    Une sensualité homo-érotique incongrue
    Le cinéaste introduit par ailleurs une tension homo-érotique diffuse — entre Meursault et certains personnages masculins, dans des regards, des gestes, une proximité étudiée. Ce motif, familier du cinéma d’Ozon, trouve ici peu de nécessité. L’absurde devient prétexte à une exploration du désir que rien ne justifie du point de vue dramaturgique. Là où Camus décrivait la nudité morale d’un homme face à la lumière, Ozon ajoute une sensualité artificielle, presque décorative : le corps filmé comme signe ajouté, ornement esthétique sans nécessité ontologique.
     
    Le contresens esthétique
    Tout cela aboutit à un film qui veut dire trop. Ozon surcharge Camus d’intentions : politiques, sociales, sexuelles, esthétiques. Le résultat est une œuvre lourde, refermée sur sa propre conscience morale, qui oublie l’essentiel : L’Étranger n’est pas un manifeste, mais une expérience existentielle nue. La fidélité à Camus ne réside pas dans l’illustration ou la correction, mais dans le courage de filmer la lumière sans explication.
     
    L’Étranger selon François Ozon est un film d’orfèvrerie poli, pensé et maîtrisé mais sans souffle. Sous le vernis d’intelligence, on ne trouve plus ni vie, ni mystère, ni réel. Le cinéaste n’adapte pas Camus, il le commente. Et le cinéma, lorsqu’il parle à la place du monde, perd à la fois le monde et le cinéma.
     
    Jacques Déniel
     
    L'ÉTRANGER de François Ozon 
    France - 2025 - 2h03
    Interprétation: Benjamin Voisin, Rebecca Marder, Pierre Lottin, Denis Lavant et Swann Arlaud...
     

  • Le Voyage de la peur (The Hitch-Hiker - 1952)

    Le Voyage de la peur

     

    Le Voyage de la peur (The Hitch-Hiker) commence par un avertissement écrit sur le générique du début du film : Voici l’histoire vraie d’un homme, d’une arme et d’une voiture, L’arme appartenait à l’homme, la voiture aurait pu être la votre ou celle du jeune couple d’àc côté. Les 70 minutes qui vont suivre, vous auriez pu les vivre. Car ces faits sont véridiques. Puis suive des plans secs et rapides qui cadres des partis du corps – jambes qui marchent, bras armé – d’un auto-stoppeur qui tue ceux qui le prennent à bord de leur véhicule. Des cris retentissents dans la nuit.

    Commence alors le voyage de deux amis qui partent pêcher, le ton est léger, presque pastoral. Ils n’ont pas connaissance des informations au sujet de ce meurtrier. C’est le signal que le naturel va céder à l’angoisse. Nous comprenons que nous ne sommes plus dans un film d’aventure mais dans un road-movie qui vire au cauchemar routier où chaque virage peut être fatal, mortel.



    Tourné en 1952 pour une sortie en 1953, Le Voyage de la peur est produit avec un budget modeste, tourné en grande partie en extérieur dans les étendues désertiques de Californie (près de Lone Pine) et autour de routes isolées. Avec son décor de désert aride, sa voiture en mouvement et son huis-clos roulant, le film quitte les décors urbains typiques du film noir pour installer sa tension dans l’immensité hostile. Le réalisateur de la photographie, Nicholas Musuraca, signe un travail d’ombre et lumière qui impose une ambiance claustro-extensive en filmant des vastes paysages alliés à un confinement mécanique étouffant.



    Le canevas est simple deux hommes ordinaires, un auto-stoppeur, et la route comme champ d’expérimentation terrifiant. La force du film réside dans ce minimalisme redoutable. Le récit progresse de manière extrêmement directe, sans digressions inutiles. En soixante et onze minutes, la cinéaste utilise avec un grand sens de l’efficacité et de l’épure chaque plan de son film. Le scénario se focalise sur la dynamique entre les trois personnages : les deux amis Roy Collins et Gilbert Bowen et le tueur Emmett Myers. Aucun personnage superflu, aucune sous-histoire pour ralentir l’élan.



    Le tempo est mesuré et tendu : le danger ne surgit pas subitement, il se crée, s’installe, s’amplifie. Le piège se referme, et l’angoisse s’installe non pas par des scènes d’action frénétiques, mais par les échanges de regards, des silences, des cadrages serrés. Un des traits majeurs du film est sa mise en scène épurée mais efficace. Aucun artifice inutiles ; ce sont les lieux, la lumière, les visages qui composent le décor de l’angoisse. Le film transpose une mécanique de film noir dans un cadre non urbain : routes, désert, voiture. Le contraste entre l’infini désert et l’habitacle clos de la voiture produit une double sensation de liberté et d’enfermement.



    Le plan où la caméra passe de l’extérieur de la voiture à l’intérieur, révélant Myers dans l’ombre arrière signifie le retournement du voyage, du banal au menaçant. • Les protagonistes ne sont pas des héros d’action. Ce sont deux hommes en week-end, deracinés, pris au piège.. Le tueur n’est pas non plus présenté comme un génie machiavélique, mais comme un déséquilibré au calme glaçant, ce qui le rend d’autant plus effrayant. L’ordinaire contre l’inhumain. Ce réalisme cru amplifie l’angoisse.



    Le motif des road-movies, du voyage est souvent synonyme de liberté, d’aventure, de découverte. Dans ce film, le voyage se mue en fuite, la route en prison. La voiture, au lieu de porter vers un but, devient un instrument de menace. Cette inversion est visuelle, narrative, symbolique. Le paysage désertique, qui pourrait être libérateur, devient hostile, vide, sans repère. Le voyage, c’est perdre le contrôle. Le paradoxe du film tient dans cette union de deux éléments opposés : l’immensité du décor et l’étroitesse de l’espace vécu (la voiture). Cela crée une tension constante. Le climat de menace s’installe dans ce mélange de mouvement et d’incapacité à s’échapper. L’angoisse monte.



    Les trois acteurs principaux assurent un équilibre essentiel. William Talman dans le rôle de Myers est particulièrement marquant : son sourire, son œil toujours ouvert, sa présence silencieuse font de lui un antagoniste mémorable. Quant à Edmond O’Brien (Roy) et Frank Lovejoy (Gilbert), ils incarnent les “mécaniques” du film noir : l’homme sous pression, l’homme ordinaire poussé à bout. Leur relation est simple mais crédible : l’amitié mise à l’épreuve. Le film ne cherche pas à développer chaque personnage en profondeur. Il se concentre sur leurs réactions, leurs émotions – la peur, la fatigue, l’impuissance. Ce qui ajoute à la densité dramatique.



    The Hitch‑Hiker est un thriller à l’état pur : épuré, tendu, sans concession. Il prouve qu’avec peu – trois personnages, une voiture, une route, un désert – on peut créer une expérience cinématographique forte, visuellement et psychologiquement. La mise en scène d’Ida Lupino combine maîtrise technique et sens dramatique pour transformer l’ordinaire en un piège, la route en cauchemar. Le film reste impressionnant par sa capacité à faire monter la tension sans effets artificiels, par sa durée maîtrisée, par sa cohérence.



    Jacques Déniel



    • États-Unis1952

    • Réalisation : Ida Lupino

    • Scénario : Collier Young, Ida Lupino, Robert L. Joseph

    • Image : Nicholas Musuraca

    • Montage : Douglas Stewart

    • Musique : Leith Stevens

    • Producteur(s) : Collier Young

    • Interprétation : Edmond O'Brien (Roy Collins), Frank Lovejoy (Gilbert Bowen), William Talman (Emmett Myers), José Torvay (Cpt. Alvarado)...