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Une certaine idée du cinéma le blog de Jacques Déniel - Page 5

  • Zero Dark Thirty de Kathryn Bigelow

    Zero Dark Thirty de Kathryn Bigelow

    Ben Laden et l’honneur d’une femme

     

    Zero Dark Thirty est un film dont la perfection formelle sert une réflexion politique et morale à travers un thriller impitoyable. Sa réalisatrice Kathryn Bigelow prouve une nouvelle fois qu’elle fait partie du panthéon des grands cinéastes contemporains américains (Francis Ford Coppola, Michael Cimino, Brian de Palma, Clint Eastwood, Abel Ferrara, James Gray, Michael Mann…). Auteur des très musclés Blue Steel, Point Break, Strange Days, Démineurs, elle confirme avec ce nouvel opus son talent de metteur en scène, son sens du récit et de la direction d’acteurs.

    Kathryn Bigelow a pris l’habitude de nous raconter avec une précision et une acuité particulièrement maîtrisées des récits traitant de l’Histoire récente des Etats-Unis (la guerre en Irak dans Démineurs) et, aujourd’hui, la lutte contre le terrorisme d’Al-Qaïda dans Zero Dark Thirty. Le film nous raconte les dix années d’enquête et de traque d’Oussama Ben Laden. Nous suivons pas à pas le travail d’une équipe de la CIA, localisée au Pakistan, et surtout le travail entêté de Maya, un agent spécial, jouée par Jessica Chastain, actrice qui s’impose de plus en plus dans le paysage hollywoodien.

    Dès la séquence d’ouverture, une longue scène de torture d’un terroriste islamiste interprété par l’acteur français Reda Kateb, filmée avec une froideur clinique, nous met mal à l’aise mais c’est ainsi que nous entrons dans le vif du sujet, sans ménagement : jusqu’où peut-on aller pour trouver où se cache le terroriste des terroristes : Ben Laden ? Le personnage de Maya, lui, incarne toute l’ambiguïté de cette situation en cachant sous une impassibilité glacée la difficulté et  l’horreur que comportent sa mission.

    Le film de Kathryn Bigelow est certes un brillantissime  thriller. Mais son sujet central se révèle l’abnégation d’une femme pour qui la traque de Ben Laden est un sacerdoce, au sens premier du terme : Maya est une femme sans amis, sans mari, ni amant. Maya accepte le risque de perdre son âme dans l’utilisation de la torture. D’une certaine manière, c’est une sainte paradoxale : elle accepte de combattre par le mal un mal plus grand encore.

    Ces scènes de torture ont évidemment provoqué des polémiques dans la presse américaine et aussi chez les hommes politiques. Certains ont nié l’existence même de la torture tandis que d’autres ont expliqué que la fin justifiait les moyens. Les critiques les plus injustes sont celles qui font de Zero Dark Thirty une apologie de cette même torture. Le film est loin de cautionner la cruauté mais aussi l’horrible banalité, presque administrative des méthodes employées. Les agents de la CIA, dont aucun ne nous semble particulièrement antipathique ni monstrueux au départ, se décomposent pourtant au fil du film, subissant une sorte de processus de déshumanisation. En contrepoint, nous assistons dans des séquences d’une sécheresse et d’une grande maestria formelle aux nombreux actes commis par la nébuleuse Al-Qaïda, à Londres, au Pakistan, l’attentat de l’hôtel Marriott, en Arabie Saoudite. Et bien sûr en prologue – dans une scène noire et sans image où l’on entend la terrible détresse des personnes qui vont mourir – celui du 11 septembre 2001 à New-York.

    Les quarante dernières minutes du film relatent en temps réel, l’expédition des Navy Seals, commando chargé de mener l’assaut sur la villa fortifiée de Ben Laden à Abbottabad. Kathryn Bigelow, experte en scènes d’action, raconte ce moment historique avec une efficacité redoutable et un regard froid.

    Cette vision d’entomologiste accompagne tout le film, très documenté. La cinéaste et son scénariste Mark Boal ont reçu la coopération du Pentagone et de la CIA; ils ont visionné et lu de nombreux documents, rencontré d’anciens militaires. Ce travail ajoute beaucoup au côté documentaire du film et fait toute la réussite d’une œuvre qui est à la fois un film historique et une célébration de l’héroïsme calme de Maya, une femme qui ne déviera pas.

    Jacques Déniel

    Zero Dark Thirty, un film de Kathryn Bigelow -États-Unis - 2013 - 2h29 - V.O.S.T.F.

    Interprétation: Jessica Chastain, Jason Clarke, Kyle Chandler, James Gandolfini, Jennifer Ehle ....

  • « Detroit », de Kathryn Bigelow

    « Detroit », de Kathryn Bigelow

     

    Détroit, le dernier film de Kathryn Bigelow, dans lequel la réalisatrice plonge au cœur des émeutes américaines de 1967, ne mérite pas les mauvaises critiques qui lui sont faites. Sa sortie en DVD/Blu-ray offre une nouvelle chance de voir un grand film à ceux qui l’auraient raté au cinéma. 

     

    Kathryn Bigelow est décidément une cinéaste courageuse qui s’attaque à des sujets politiques et sociaux difficiles. Après les excellents films Démineurs (2009) sur un groupe de soldats effectuant des déminages dans une situation périlleuse pendant la Guerre États-Unis/Irak et Zero Dark Thirty (2012) qui narre la traque de Ben Laden, elle relate les émeutes de Détroit du point de vue d’une cinéaste américaine blanche.

    La presse américaine est déchaînée

    Ce qui lui a valu de nombreuses critiques dans les médias américains: «Irresponsable », «complaisante », voire «coupable de faillite morale» aux yeux du New Yorker… «Comment Bigelow, une femme blanche qui a grandi à San-Francisco dans une famille bourgeoise et fait ses études à Columbia peut-elle comprendre et faire la lumière sur une expérience aussi viscérale?» s’interroge Variety. Ainsi c’est la couleur de peau de la cinéaste qui pose problème. De nombreux textes publiés dans la presse américaine pensent que seul un ou une cinéaste noire pourrait et saurait montrer au cinéma ces émeutes raciales avec pertinence. Bien sûr, face au film de Kathryn Bigelow, aucune de ces critiques ne tient.

    1967 : la vague d’émeutes

    Les événements que relate la cinéaste dans son nouveau long-métrage Detroit se déroulent durant l’été 1967. Les États-Unis connaissent alors une vague d’émeutes d’une violence sans précédent. La guerre du Vietnam, très contestée, ressentie comme une intervention coloniale, et les nombreux problèmes liés à la ségrégation raciale nourrissent la contestation. Détroit vit depuis quelques jours dans un climat insurrectionnel. Une fois de plus, Kathryn Bigelow a tourné son film après un long et patient travail d’investigation. Elle a réalisé des interviews de dizaines de témoins de l’époque et fait une enquête précise sur les émeutes. Un fait particulièrement grave a retenu son attention: précisément celui qui s’est déroulé à L’Algiers Motel où la police de Détroit a violenté, humilié neuf hommes noirs et deux jeunes femmes blanches, abattu trois jeunes noirs avec un déchaînement physique et mental d’une cruauté terrible. Dans ce fait divers, elle se concentre sur le destin de Larry Reed, chanteur de The Dramatics, un groupe de musique soul qui venait de signer un contrat avec le célèbre label Motown. Présent à l’Algiers Motel ce soir là, le chanteur est brutalisé subissant des séquelles graves. Il renoncera alors à chanter ailleurs que dans les églises.

    Tournage caméra à l’épaule

    Dans la première partie du film, la cinéaste expose avec une mise en scène alliant sécheresse et amplitude les raisons et les conditions des tensions raciales et des émeutes qui s’en suivent à Détroit, – émeutes nettement moins connues en France que celles de Watts ou à celles qui surviendront dans le pays, l’année suivante à la suite de l’assassinat de Martin Luther King. Servie par un tournage caméra à l’épaule, un montage alterné brillant et efficace et l’utilisation d’images d’archives, elle nous décrit l’inéluctable affrontement entre les manifestants noirs et les policiers de la ville et les soldats de la Garde nationale appelés en renfort.

    Dans la deuxième partie, en choisissant le postulat de se focaliser sur un fait divers sordide, Kathryn Bigelow nous montre avec un sens aigu du cadre et une tension dramatique constante et éprouvante comment des policiers représentants de l’ordre de leur pays se conduisent comme des êtres cruels et pervers, motivés par des pulsions sadiques d’ordre racistes et sexuelles, dans un quartier au bord de l’explosion sociale. Les acteurs sont tous excellents en particulier, Will Pouter qui incarne Krauss, le jeune policier qui mène les interrogatoires. La cinéaste filme un être à la figure d’ange, au regard noir qui soudain devient haineux, un homme d’une terrible ambivalence, ne pouvant être considéré comme fondamentalement raciste ou comme un monstre fasciste. Il représente le racisme ordinaire de toute une société américaine qui refuse absolument de voir le ségrégationnisme de l’époque.

    L’intelligence de la cinéaste est de ne pas faire de son film un brûlot manichéen contre le racisme et les violences policières qui exempterait tout noir américain de critiques. Elle ne veut pas démontrer mais montrer, nous faire voir ce que l’on voit: la mécanique implacable de la montée de la violence et de la brutalité policière face aux émeutiers et aux jeunes noirs, vue de l’intérieur dans des scènes de huis-clos tendues et étouffantes. Le Diable probablement!

    Le film se clôt par une troisième partie plus courte où l’enquête et le procès des policiers accusés de meurtres est relaté avec un sens aigu de l’économie du récit. Il se conclut après la relaxe des policiers sur le destin tragique de Larry Reed, meurtri à jamais par ce drame, qui décide de ne chanter que des gospels avec une voix d’une splendeur sans pareille dans les églises.

    Detroit est un grand film politique et artistique qui confirme le grand talent de la cinéaste.

    Jacques Déniel

     

    Detroit un film de Kathryn Bigelow - Etats-Unis - 2017 - 2h23 - V.O.S.T.F.

    Interprétation : John Boeyga (Dismukes), Will Poulter (Krauss), Algee Smith (Larry), Jacob Latimore (Fred), Jason Mitchell (Carl), Hannah Murray (Julie), Jack Reynor (Demens), Kaitlyn Dever (Karen)...

    Date de sortie : 11 octobre 2017

     

     

  • Une vie cachée de Terrence Malick

    Une vie cachée de Terrence Malick

    Le chemin de sainteté

    Même si j'écris avec les mains enchaînées, cela vaut mieux que d'avoir ma volonté enchaînée. Parfois, Dieu se manifeste en donnant sa force à ceux qui l'aiment et ne placent pas les choses terrestres au-dessus des réalités éternelles. Ni le cachot, ni les chaînes, ni même la mort ne peuvent séparer quelqu'un de l'amour de Dieu, lui ravir sa foi et sa volonté libre. La puissance de Dieu est invincible Franz Jägerstätter (Août 1943. Dans la prison militaire de Berlin-Tegel).

    Une vie cachée de Terrence Malick est un chef-d'œuvre et d'ores et déjà un film essentiel de l'histoire du cinéma. L'action se déroule à Sankt-Radegunde (Sainte-Radegonde) dans la montagne Autrichienne, près de Linz et Salzbourg, et Berlin entre 1939 et 1943.

    Auteur des très beaux La Balade sauvage (1973), Les Moissons du ciel (1978), La Ligne rouge (1998), Le Nouveau Monde (2005), Terrence Malick avait choisi une voie esthétique souvent mal comprise dans ces derniers films: Tree of Life (2011), A la merveille (2012) ... Libre et inventif, le cinéaste s'était affranchi des règles du récit afin de travailler ses recherches esthétiques et spirituelles et de nous livrer un cinéma contemplatif, poétique, métaphysique, théologique prenant parfois la forme du psaume ou de la prière.

    Grâce à sa longue pause entre 1978 et 1998, période ou il a voyager dans plusieurs pays, penser le monde qui l'entoure, grâce à ses interrogations sur la forme au cinéma, à la force de sa réflexion philosophique, politique, spirituelle et artistique, Terrence Malick revient avec ce long-métrage à la narration classique servie par une maitrise essentielle de la mise en scène: forme, cadre, lumière, picturalité, occupation de l'espace, déroulement du temps, jeu des comédiens.

    Le film est inspiré de l'histoire réelle de Franz Jägerstätter, un paysan autrichien qui refuse de se battre aux côtés des nazis, de prêter allégeance au führer. Ils furent des exceptions, ceux qui résistèrent en Autriche et en Allemagne, à Hitler et au nazisme. Faire ce choix entrainait inexorablement la peine de mort. En Allemagne, il y eut Sophie et Hans Scholl et leurs compagnons de la Rose Blanche. En Autriche, Franz Jägerstätter, un paysan du village de Sainte-Radegonde mena un parcours exemplaire de résistance. Reconnu coupable de trahison par le régime hitlérien, il est emprisonné, condamné à mort et guillotiné le 9 août 1943. (En juin 2007, le pape Benoît XVI autorise la Congrégation pour la cause des saints à publier un décret reconnaissant Jägerstätter comme martyr. Celui-ci a été béatifié à la cathédrale de Linz).

    Une vie cachée nous conte l’histoire de cet homme héroïque et méconnu (1). Le film débute par un plan noir où l'on entend le bruissement de la nature et le chant de oiseaux (une voix off, celle de Franz dit sa foi en une vie simple et heureuse). Il est interrompu abruptement par le vrombissement d'un avion, des images en noir et blanc nous montrent celui du Führer, Adolf Hitler, survolant le pays, se rendant à Nuremberg en 1934 au congrès du parti (NSDAP(2) et des plans de la démonstration de force nazi lors de la parade (images extraites du Triomphe de la volonté, le film de propagande tourné par Leni Riefenstahl). Le mal irrémédiable est présent.

    Nous retrouvons Franz et Fani travaillant dans les champs, entourés par une nature à la beauté paradisiaque, mais nous savons que le Malin vient d'entrer en action et que cette famille va souffrir. C'est l’Anschluss, les paysans du village acceptent tous cette situation comme leur maire, leur gouvernement leur Eglise. Seul Franz, soutenu par sa famille va refuser de se soumettre. Porté par sa foi inébranlable et par son amour pour sa femme, Fani, et ses trois filles, il reste un homme libre. Malick filme le temps et les saisons, la magnificence sauvage de la nature, la majesté du travail, la beauté de l'amour conjugal, la résistance ferme et sereine de Franz, l'amour des siens et le soutien de rares habitants (le boulanger, le peintre, le curé de la paroisse très timidement), mais aussi la lâcheté et la haine des villageois qui ne comprennent pas le caractère profond et juste de son refus.

    Tous les comédiens du film sont excellents, tout particulièrement August Diehl (Franz Jägerstätter), Valérie Pachner (Franziska dite Fani, la femme de Franz) et Maria Simon (Resie, la sœur de Fani) mais aussi Tobias Moretti, le curé, Bruno Ganz, le procureur militaire lors du procès de Franz qui comprenant que cet homme a raison ne peut l'accepter, et le livre à la mort comme le fait Ponce Pilate avec Jésus.

    Terrence Malick, par l'ampleur de sa mise en scène, la rigueur absolu de ses plans, filmés au grand angle, la splendeur picturale de la lumière de son film rappelant la peinture de Millet, Friedrich, Le Caravage et Rembrandt, fait une œuvre essentielle où il prend son temps pour déployer le parcours d’un homme qui avait tout pour être heureux mais qui a choisi de résister au mal, à l'antéchrist, au diable. Un scandale pour la plupart de ceux qui le côtoient. Franz Jägerstätter, homme simple, est un saint. Une vie cachée est une pure splendeur, une ode à la création, à la beauté de la nature, une œuvre d'amour et d'épiphanie, un grand film catholique, une allégorie christique. Franz, éclairé par l'Esprit Saint et la force de son amour pour le christ a pris le chemin de la sainteté.



    Jacques Déniel



    1 Ses lettres ont été publiées Être Catholique ou Nazi de Franz Jägerstätter Éditions Bayard).

    et un film documentaire Der Fall Jägerstätter réalisé par Axel Corti (auteur de la formidable Trilogie Welcome in Vienna).

    2 Parti national-socialiste des travailleurs allemands (en allemand : Nationalsozialistische Deutsche Arbeiterpartei).

     

    Une vie cachée de Terrence Malick – États-Unis – 2019 – 2h53 – scope – couleurs

    Interprétation: August Diehl, Valérie Pachner,et Maria Simon, Tobias Moretti, Bruno Ganz, Matthias Schoenaerts....

  • Joker un film de Todd Phillips

    Joker un film de Todd Phillips

    un clown diabolique à Sodome et Gomorrhe

    Par Jacques Déniel - 22 octobre 2019

     

    Le film Joker divise, encensé par une partie de la critique, détesté par d’autres, pour des raisons souvent politiques et socialisantes. Dans ce film important, le rire glaçant du personnage principal résonne singulièrement avec notre époque.

    Il s’avère que par l’ampleur et l’inventivité de sa mise en scène, le brio de son exécution, la rigueur de son cadre, Todd Phillips signe une véritable fiction d’auteur. Joker est un très grand film sur la violence sociale. Celle qui plait tant aux professionnels du gauchisme, ces bourgeois qui se trompent en pensant que le film est un appel au soulèvement, comme se trompent aussi ceux qui croient que le film est un appel à la violence gratuite et complaisante, aux meurtres politiques, ceux qui croient que c’est un film suprématiste blanc, une ode à la masculinité défaillante et déchu..

    Un blockbuster non aseptisé, ça nous change

    Connu pour ses comédies graveleuses sur les frasques d’hommes à la recherche de leur masculinité défaillante ou menacée Road To Trip, Retour à la fac, et la série des trois Very bad Trip, Todd Phillips peut sembler n’être qu’un pur produit du cinéma des studios américains. Bien au contraire il signe avec Joker un véritable long-métrage de cinéma que les majors américaines n’étaient plus capables de produire depuis de nombreuses années préférant se vendre corps et âme aux principes des films blockbuster dédiés à la gloire des super-héros. Des films aseptisés et fédérateurs pour un public familial et adulescent.

    Joker une œuvre d’une noirceur infinie qui nous donne avec une rare maestria grâce aux talents conjugués du metteur en scène et de son interprète principal Joaquin Phoenix une vision de la violence qui mine nos sociétés occidentales. Gotham City, Sodome et Gomorrhe des temps modernes est en proie à la misère, au chômage, au ravage du capitalisme, au mépris des anywhere, les ordures s’accumulent dans les rues, les violences physiques et verbales sont quotidiennes. Les rues sombres de la cité, tous les individus rencontrés respirent la grisaille, la laideur et la noirceur. Le danger permanent règne. Pas de place pour les nowhere qui souffrent de leur situation sociale et dans le cas précis du Joker de leur handicap mental dû à des mauvais traitements.

    Violence psychique

    Ce n’est pas le Joker qui crée les conditions de la révolte mais bien la morgue de Thomas Wayne candidat à l’investiture de Maire de la ville lorsqu’il traite les habitants de sa cité de clowns. Le Joker, Arthur Fleck, certes déguisé en clown parce qu’il rêve de sortir de sa condition humaine – physique ingrat, tics, rictus effrayants, et crises de rire démentiels dénotant d’une folie aggravée, appartement miteux dans Gotham City, mère malade et dépressive…) a choisi pour vivre et se nourrir de se grimer en clown afin de colporter sur des panneaux des messages publicitaires dans les rues. Arthur se pense comique et rêve d’avoir son heure de célébrité et de gloire dans le plus grand show télé de stand-up animé par la star Murray Franklin (joué par Robert De Niro). Arthur Fleck est un malade psychiatrique. Conséquence de son enfance malheureuse où enfant adopté, il a subi pléthore de mauvais traitements. C’est un enfant sans parents, il n’a ni père, ni mère, un vrai déraciné – la lèpre de nos temps modernes – La violence qui l’habite est d’ordre psychique, psychiatrique, sociale mais aussi d’ordre diabolique. En ce sens, il est le vrai représentant du démon qui parachève la folie meurtrière et destructrice présente dans cette cité du Mal.

    Joaquin Phoenix (dont le talent ne se mesure pas au poids perdu par le rôle, n’en déplaise à la critique bien-pensante de Télérama et du Masque et la plume) est absolument sublime dans son interprétation du Joker, se déplaçant avec un mélange de grâce et de maladresse difforme, dansant avec brio tel un nouveau Mickael Jackson lorsque dans une scène d’anthologie, il descend les marches d’un long escalier de pierre sur les notes de la chanson Hey Song de Gary Glitter ou lors de sa flamboyante entrée en scène sur le plateau de l’émission télévisée de Murray Franklin. Très admiratif et influencé par le meilleur du cinéma de Martin Scorsese, Todd Phillips fait de Arthur un personnage inspiré de Travis Bickle (Taxi Driver) et de Rupert Pupkin (La Valse des pantins), deux individus psychologiquement instables et animés par un désir et une volonté féroce de reconnaissance sociale. La bande musicale du film est impeccable et toujours juste. La musique originale du film confiée à la violoncelliste et compositrice islandaise Hildur Guðnadóttir, à la fois précise, d’une inquiétante étrangeté et dissonante dans les moments de fêlures renforce parfaitement la tension et accompagne la chute dans la folie du personnage. Les chansons du film ont la cruauté, dans de telles circonstances, de That’s Life de Franck Sinatra ou de Put On A Happy Face de Tony Bennett où la force sauvage du morceau psychédélique White Room du groupe Cream pendant les scènes d’émeute.

    Un diable contemporain

    Joker est une œuvre de la démesure, un grand film de déchaînement. Déchaînement de la folie et de la violence dans une ville Gotham City où règnent la misère, la déchéance sociale, la solitude, la lâcheté et le mépris politique. Une violence sauvage, terrible, cruelle, électrique et folle qui est filmée sans aucune complaisance. Todd Philipps film avec maestria une variation habile et intelligente sur le personnage du Joker l’éternel ennemi de Batman (totalement absent du film par choix de se concentrer sur le personnage maléfique, c’est sans doute le constat qu’il n’y a vraisemblablement plus d’existence possible pour un héros au service du bien). Servi par Joaquin Phoenix, éblouissant interprète du Joker en malade pathétique et tueur psychopathe qui devient malgré lui le héraut ambigu et implacable de la révolte et de la violence sociale de notre monde contemporain, Joker montre avec justesse et une certaine ambiguïté politique le malaise social et la violence actuelle de nos sociétés. Du grand cinéma qui nous montre que le Diable probablement est parmi nous et que souvent les humains peuvent devenir faibles, lâches ou violents.

    Jacques Déniel

     

    Joker un film de Todd Phillips - États-Unis - 2019 - Durée : 2h02 -VOSTF

    Interprétation : Arthur Fleck / Joker (Joaquin Phoenix), Robert de Niro (Murray Franklin), Zazie Beetz (Sophie Dumond), Frances Conroy (Penny Fleck), Brett Cullen (Thomas Wayne)...

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  • Godland un film de Hlynur Pálmason

    Godland un film de Hlynur Pálmason

     

    Tellurique, âpre et prodigieux

     

    Godland est le troisième long-métrage d'un jeune cinéaste Islandais de 38 ans, Hlynur Pálmason (réalisateur des beaux Winter Brothers (2017) et Un jour si blanc (2019).

    Inspiré par des archives photographiques du XIXe siècle, sept photographies, quelques daguerréotypes pris par un pasteur Danois pour témoigner d'une époque et de la vie des ancêtres du cinéaste, Hlynur Pálmason réinvente dans une fiction cinématographique une histoire de leur création.

    Hlynur Pálmason nous conte le voyage saisissant d'un pasteur protestant Danois, Lucas (sec, inquiétant et impeccable Elliott Crosset Hove), envoyé en mission en Islande – sous domination du Royaume du Danemark – à la fin du dix-neuvième siècle. Son projet construire une église et photographier la population. Son voyage dans cette contrée aux paysages sublimes et sauvages est dur, implacable, harassant. Au terme d'un long périple, il finit par rejoindre une petite communauté paysanne pour y faire édifier l'édifice sacré.

    Lucas est un jeune pasteur, plein de courage et d’espoir. Il part accompagné d’un assistant traducteur et de convoyeurs dirigés par Ragnar, homme rude au physique imposant (interprété par l'impressionnant Ingvar Sigurdsson). Durant la première partie du film, consacrée au voyage, les deux hommes se toisent, aucun ne faisant d'effort pour comprendre la langue et les motivations de l'autre. Ce long cheminement au travers de paysages somptueux et hostiles, où fatigue et dureté des éléments naturels se conjuguent – pluie, vent, neige, froid, chemins escarpés et boueux, rivières à traverser, volcan en éruption... – , amènent les hommes à se soutenir afin d'arriver à bon port.

    La seconde partie de la fiction se déroule dans le petit village où tous les hommes de l'expédition mués en charpentiers construisent l’église. Elle s'ouvre sur un plan exposant la beauté et la grâce des deux filles de Carl, Anna et Ida. La famille à recueilli le jeune Lucas. Ce dernier étrange, froid, rêche, peu avenant ne semble pas éprouver beaucoup de compassion pour ses paroissiens. Il s'adonne à la photographie, et, flirte sans désirs avec Anna dans une belle séquence de jour, lors d'un mariage fêté au son de l’accordéon où la musique et la danse magnifient les corps, où la lutte physique, corps à corps, accentue l'opposition farouche et obstinée entre Lucas et Ragnar.

    Le jeune pasteur, dont la Foi semble vaciller, se trouve livré aux affres de la tentation et du péché qui vont le conduire sur le chemin du Mal. Perdu, buté, perturbé, il va s'affronter physiquement à Ragnar dans une séquence rageuse où sa violence surgit comme la lave d'un volcan rappelant les coulées de cendres brûlantes vues au mitan du film. Le pasteur perd son âme, le Christ ne semble plus présent dans son cœur tandis que l'immanence de Dieu est dans la grandeur de la nature agreste, dans la beauté des animaux sauvages et domestiqués et dans l’âme des villageois qui peuplent ces terres hostiles.

    Godland est un film minéral qui célèbre l'incommensurable beauté du monde. C'est une ode à la nature sauvage, crue, enivrante et aux animaux, chevaux, moutons, oiseaux, le chien de Ragnar... filmés avec amour. Le cinéaste tourne avec un sens aigu de l'espace et des déplacements et montre l’immensité des paysages islandais, qui s'inscrivent comme décor d'une perfection exemplaire pour sa tragédie morale intime et tellurique. Tourné en 35mm, servi par une photographie d'une luminosité solaire, cadré avec rigueur et précision avec une image au format carré et aux coins arrondis en hommage aux photographies d’origine et au cinéma muet, Godland est un chef-d’œuvre artistique envoûtant, du cinéma de l’éreintement, âpre et prodigieux.

     

    Jacques Déniel

     

    Godland un film de Hlynur Pálmason

    Danemark -Islande – 2022 – 2h23 – V.O.S.T.F.

    Interprétation: : Elliott Crosset Hove (Lucas), Ingvar Sigurdsson (Ragnar), Vic Carmen Sonne (Anna), Ída Mekkín Hlynsdóttir (Ida), Jacob Lohmann (Carl)...

    En salle depuis le 21 décembre.

  • Du rififi chez les hommes un film de Jules Dassin (1955)

    Du rififi chez les hommes un film de Jules Dassin (1955)

     

    Un film noir à la beauté d'un diamant brut

     

    Le très beau film noir Du rififi chez les hommes de Jules Dassin (1955) est l'histoire d'un cambriolage mené de mains de maîtres qui tourne à la tragédie pour ses auteurs, Tony le "Stéphanois" et sa bande de malfrats rudes et droits.

    De retour à la liberté après cinq ans de prison, Tony "le Stéphanois" retrouve ses amis Jo "le Suédois", Mario et César. Pour reconquérir Mado son amie et amante, maquée avec un autre caïd Pierre Grutter, il accepte le nouveau coup qu'ils lui proposent: le cambriolage d’une célèbre bijouterie et joaillerie parisienne. Le casse, préparé avec minutie et rigueur réussit à merveille. Mais une erreur du dandy séducteur César va mettre la bande rivale des frères Grutter à la poursuite du quatuor.

    Auteur d'excellents films noirs dont Nazi Agent (1942), un thriller d'espionnage avec Conrad Veidt; Les Démons de la liberté (1947), un asphyxiant huis clos,cru et brutal, contant l'évasion d'un pénitencier, avec Burt Lancaster; La Cité sans voiles (1948) superbe portrait de New York, centré sur la recherche d'un monstre criminel ou Les Bas-Fonds de Frisco (1948), un drame social tragique, Jules Dassin est un cinéaste méticuleux et précis construisant une œuvre où l'univers du thriller est fortement marqué par un réalisme social noir.

    Chassé de Hollywood par le maccarthysme, il a été dénoncé, à la fin des années quarante pour ses sympathies communistes par le cinéaste Edward Dmytryk (le réalisateur de Ouragan sur le Caine, Le Bal des maudits, L'Homme aux colts d'or), Jules Dassin est inscrit sur la liste noire des maccarthystes. Le cinéaste doit s'exiler en 1949 en Europe, où il tourne à Londres en 1950, l’un de ses chefs d’œuvre, Les Forbans de la nuit avec Richard Widmark et Gene Tierney. Traqué par les chasseurs de sorcières, le cinéaste s'exile à Paris avec quelques autres blacklistés : Ben Barzman, John Berry. Sidney Buchman... et tourne en 1955, l'une de ses plus belles œuvres Du rififi chez les hommes.

    Le film bénéficie d'un scénario plein de tensions et de noirceur signé Jules Dassin, René Wheeler et Auguste Le Breton adapté du roman éponyme de ce dernier publié aux éditions Gallimard. Servi par le superbe noir et blanc contrasté et scintillant du chef-opérateur Philippe Agostini et des interprètes tous excellents (Jean Servais : Tony le Stéphanois, ex-caïd, sorti de prison, Carl Möhner : Jo le Suédois et Robert Manuel : Mario Ferrati, des complices de Tony, Jules Dassin : Cesar le Milanais (crédité sous le pseudonyme de Perlo Vita), Marie Sabouret : Mado l'ex amie de Tony, Janine Darcey : Louise, la femme de Jo, Magali Noël : Viviane, la chanteuse, Marcel Lupovici : Pierre Grutter, Robert Hossein : Rémy Grutter, le frère de Pierre...), le film est une pure tragédie noire. Jean Servais est impeccable dans le rôle de Tony le Stéphanois, gangster froid, dur et sans pitié mais respectueux des codes des truands. Atteint de tuberculose et désabusé, il mène ce nouveau cambriolage avec brio et reste fidèle jusqu'à l'issue fatale à ses amis.

    La mise en scène virtuose de Jules Dassin, son sens du cadre acéré et du montage sec sont au service d'une tragédie marquée par les codes du film noir américain. Tendue, haletante, pleine de suspense et de tensions, elle culmine dans les deux séquences d’anthologie: le cambriolage (trente-cinq minutes de tension sans une seule parole) et la scène finale, une fulgurante course automobile contre le temps et le destin qui se termine tragiquement.

    Du Rififi chez les hommes est un bijou ciselé, un véritable diamant noir, brut et et poignant, une pierre précieuse filmique qu'offre le cinéaste américain à son nouveau pays d’adoption, la France. Longtemps après la vision du film, la belle complainte mélancolique Du rififi chez les hommes, chantée par Magali Noël à L'Âge d'or, le cabaret des frères Grutter, nous hante. Un film noir qui a influencé sans aucun doute l'un des plus grands cinéastes français Jean-Pierre Melville pour ses films Le Deuxième souffle , Bob le flambeur ou Le Cercle rouge.

     

    Jacques Déniel

     

    Du Rififi chez les hommes un film de Jules Dassin

    France - 1955 – 2h02

    Interprétation: Jean Servais, Carl Möhner, Robert Manuel, Janine Darcey, Pierre Grasset, Robert Hossein, Marcel Lupovici, Dominique Maurin, Magali Noël, Marie Sabouret, Claude Sylvain, Jules Dassin...

     

     DVD/BLU RAY Classiques Gaumont 2011